Un peu d’humanité

par JEROME LEROY
Publié le 25 octobre 2019 à 09:53

J’ai enseigné pendant dix-neuf ans dans un collège roubaisien, de la rentrée 1990 à la rentrée 2007. C’était une ZEP, une Zone Sensible, une Zone violence, etc. C’est-à- dire que cet endroit concentrait toutes les sortes de violences sociales, économiques, ethniques que l’on puisse imaginer. La misère, la vraie, pas franchement décorative quand on voit sur sept ou huit ans le même pull passer du frère à la soeur et de la soeur au petit frère et du petit frère au cousin.

Évidemment, à 80%, il s’agissait d’élèves français d’origine étrangère comme on dit, pour aller vite, des Arabes, des Kabyles, des Noirs, un peu d’Asiatiques. Ces pousse-au- crime de Zemmour et de Renaud Camus auraient parlé de « grand remplacement » , sans se rendre compte que ces gens ne remplaçaient rien du tout sinon le vide créé par la modernisation et la saignée capitaliste dans les vieilles industries du textile. Tous les problèmes que nous rencontrions, dans ce collège, étaient le fruit de cette misère : personne n’a envie de sentir mauvais, de porter des fringues pourries, de se battre avec des adultes, de foutre le feu à une poubelle, de se défoncer à la 8.6.

Il faut être borné comme un éditocrate réac’ pour le croire. Au contraire, à cet âge-là, on a plutôt envie d’apprendre, de faire un bras d’honneur aux déterminismes, d’écrire des poèmes en cours de français ou de monter une serre automatisée en cours de techno. Parmi ces problèmes que les profs rencontraient, il y avait aussi la manière de mobiliser les parents pour qu’ils suivent l’éducation de leurs mômes et éviter d’avoir trois pelés et deux tondus aux réunions de parents-profs. Ce n’était pas facile.

Il se trouve que nos rares interlocutrices étaient des mamans, il se trouve que c’étaient parfois des mamans voilées ou plutôt des mamans avec un foulard. Elles n’étaient pas là pour prêcher le jihad, pour faire sécession d’avec la République mais pour savoir si Chemsedine pourrait aller en seconde générale et si je pouvais aussi donner le bulletin pour la fille de madame Khelifi, ce serait gentil de ma part. Et puisque j’étais là, si je pouvais, comme ça, réexpliquer un peu cette histoire d’options en seconde. « Ok, madame B., mais dites-donc, on a besoin d’accompagnateurs pour la sortie à Vimy, voir les cimetières militaires de 14, ce serait possible pour vous parce que là, vraiment, on n’a personne ? » « Pas de problème, monsieur Leroy ! » Et dans le car, avec la maman voilée, on parlait des enfants, de la guerre de 14, du ciel, du temps qu’il faisait.

Je suis laïque. Mais je suis aussi, dans la mesure du possible, à la fois humaniste et pragmatique. Si je voulais que mes élèves fassent des sorties, j’étais bien content de trouver une maman. Avec ou sans foulard. C’est pour cela que je considère l’humiliation infligée par Julien Odoul, conseiller RN de Bourgogne- Franche-Comté, à la maman qui accompagnait une sortie scolaire comme un geste impardonnable. Mais si cet Odoul s’est permis cette agression qui a fait pleurer le fils de la mère attaquée en public, c’est parce qu’il y a un vilain climat qui règne, y compris au sommet de l’État où un président parle d’« hydre islamiste » et où un ministre de l’Éducation se permet de dire que la loi qui autorise les mamans voilées à accompagner une sortie scolaire ne lui convient pas.

Pourquoi il se gênerait, Odoul ? Ne nous y trompons pas. Ce jour-là, il n’a pas fait respecter la laïcité, il a flatté sa clientèle qui aime l’odeur des charniers, il a renforcé dans une bonne vieille rivalité mimétique les indigénistes, ses frères jumeaux. Et tous ceux qui vont dire « Oui, mais bon, c’était brutal sur la forme, mais au fond... » , comme la girouette Aurore Bergé, font la même chose que cet individu chez qui le cynisme et la connerie jouent un match incessant et épuisant. On n’humilie pas une mère de bonne volonté. On n’humilie pas son fils. On ne s’amuse pas à faire speaker à Radio Mille Collines. Ce n’est pourtant pas très compliqué à comprendre. Il suffit d’un peu d’humanité.