Ça ne va pas du tout !

par JEROME LEROY
Publié le 7 avril 2023 à 12:43

Parfois, je me dis que j’aurais aimé vivre dans la Suède des années soixante, avec de grandes filles blondes et rieuses dans la rue et un État-providence en béton armé, des journées interminables en été, des aurores boréales et sans la crainte de voir un système économique s’effondrer sur nous et essayer de nous transformer en esclaves. Ou alors être bibliothécaire dans une petite ville du Maine, comme dans un roman de Stephen King, une petite ville où tout le monde est plutôt gentil, où l’on entend du doowop depuis le juke-box du « diner ». J’aurais écrit des poèmes sur une table en formica rouge en attendant la serveuse. Mais à un moment, ça aurait été moins bien, non pas à cause des monstres - il n’y a pas toujours des monstres chez Stephen King -, mais parce que la serveuse aurait été noire. À moins que j’aie eu de la chance et que la petite ville du Maine ait été particulièrement tolérante. Mais là aussi, pareil, de toute manière, je n’aurais pas eu l’impression que le capitalisme cherchait à nous faire vivre en enfer. Ou alors être pompiste dans la Pampa. Trois automobilistes par semaine et le camion de livraison d’essence. Le reste du temps, du vide et du silence, beaucoup de ciel, des nuages lents très hauts, pas de téléphone, encore moins de notifications, d’écrans, enfin ce genre de choses. La chaise longue derrière la station-service avec une pile de livres, des mots croisés, et là aussi, sans doute, des poèmes griffonnés dans les marges. Des conversations limitées à « je vous fais les vitres ? ». Je pense que la perspective de vivre dans des endroits sans Macron et son monde m’aurait rendu (enfin) bon en langues étrangères. Voilà le genre de pensées qui peut venir à un écrivain brièvement déprimé dans la France des années 2020. Et puis après, je me rappelle qu’il ne tient qu’à nous, si on le souhaite, de se retrouver à Uppsala en 62, à Millinocket en 63 ou dans la Pampa je ne sais pas trop où et quand. Il suffit toujours et encore de redescendre dans la rue ensemble et de dire que non, ça ne va pas. Ça ne va pas du tout.