Jehan Rictus (1867-1933) était un prince de l’argot, le chainon manquant entre François Villon et Albert Simonin. Évidemment, Jehan Rictus ne s’appelait pas Jehan Rictus, mais Gabriel Randon, comme tout le monde. Il est originaire de la petite bourgeoisie du Pas-de Calais. Le pseudonyme de Jehan Rictus, derrière son allure médiévale de truand ou de personnage de Rabelais, serait l’anagramme approximative de Jésus Christ. Rictus se fera en effet le chantre des miséreux, et il a longtemps fini lui-même ses nuits sous les ponts ou dans les hôpitaux. Cela alimentera sa poésie qui a aussi cet aspect documentaire derrière la complainte. Le pauvre était à la mode en poésie avec Jean Richepin. La différence est que Rictus, lui, va rendre au pauvre ce qu’on lui refuse dans la littérature élégante et bien peignée : sa langue.
Voici « L’Hiver », par quoi débute Les Soliloques du pauvre :
L’Hiver Merd’ ! V’là l’Hiver et ses dur’tés, V’là l’ moment de n’ pus s’ mett’ à poils : V’là qu’ ceuss’ qui tienn’nt la queue d’ la poêle Dans l’ Midi vont s’ carapater ! V’là l’ temps ousque jusqu’en Hanovre Et d’ Gibraltar au cap Gris-Nez, Les Borgeois, l’ soir, vont plaind’ les Pauvres Au coin du feu… après dîner ! Et v’là l’ temps ousque dans la Presse, Entre un ou deux lanc’ments d’ putains, On va r’découvrir la Détresse, La Purée et les Purotains ! Les jornaux, mêm’ ceuss’ qu’a d’ la guigne, À côté d’artiqu’s festoyants Vont êt’ pleins d’appels larmoyants, Pleins d’ sanglots… à trois sous la ligne !
Un volume des œuvres de Jehan Rictus est disponible dans la collection Poésie/Gallimard : Les Soliloques du pauvre suivi de Le Cœur populaire, novembre 2020, 400 pages, 9,50 €.