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À l’usine Viskase, la dignité au travail passe aussi par le salaire

par Alan Bernigaud
Publié le 23 juin 2023 à 11:28 Mise à jour le 19 février 2024

À l’instar d’autres ouvriers de la région, ceux de l’entreprise filiale d’un groupe américain voient leurs négociations annuelles obligatoires virer au rapport de force, la direction ne souhaitant pas accorder de revalorisation des salaires suivant la courbe de l’inflation malgré des bénéfices en hausse.

« Ici, quand on fait grève une journée, il y a immédiatement un impact sur la fabrication et sur les comptes de l’entreprise. Là, nous en sommes au troisième jour de grève en deux semaines. À plus de 750 000 euros de pertes par jour d’arrêt, on espère bien être entendus  », raconte Cyrille Prigent. Avec 25 ans d’ancienneté au sein de l’usine de Beauvais, dont 18 en tant que délégué syndical CGT, le mécanicien a connu plus d’un conflit social. Celui actuellement en cours est représentatif des maux du système capitalistique. «  Il y a une inflation galopante, les gens ont besoin de pouvoir vivre et non de survivre. Les salariés de notre usine travaillent en 5/8 et contribuent à ce que l’actionnaire gagne de l’argent. Quand il dit vouloir garder sa marge, c’est qu’il en veut à nos emplois et nos salaires, affirme le syndicaliste. Quand on se met en grève, ça n’est pas par plaisir. On veut défendre notre emploi et notre outil de travail. » Après deux jours de grève les 12 et 13 juin, la quasi-totalité des salariés du site beauvaisien de Viskase ont à nouveau exprimé leur mécontentement, ce 22 juin, avec une troisième journée de mise à l’arrêt de leur usine. Une séquence qui a démarré, rappelle celui qui est mécanicien posté,« fin avril avec l’ouverture des négociations annuelles obligatoires (NAO) 2023. La direction souhaite utiliser un effet report, c’est-à-dire que les revalorisations ne vont pas arriver tout de suite, mais à une date déterminée, en 2024. Forcément, les salariés ne sont pas d’accord. »

Une situation qui n’est pas sans rappeler le mouvement qui avait déjà secoué cette usine en octobre dernier avec, en point d’orgue, une journée de grève le 18. Il s’agissait déjà de la réouverture des NAO 2022, la direction souhaitant alors « prendre une avance sur 2023 à laquelle s’associait une prime défiscalisée ». À l’époque, un accord avait été trouvé. Mais les salariés ont, depuis, vu les limites de cet arrangement et ne veulent pas retrouver la même problématique dans une période où le coût de la vie ne cesse d’augmenter.

Des bénéfices et un groupe qui joue la carte de la délocalisation

Les ouvriers espèrent que cette grève du 22 juin sera la dernière. « On retourne s’asseoir autour de la table la semaine prochaine. On cherche à négocier, pas à mettre le feu à notre emploi. » Mais ces dernières années, l’attitude de la direction montre une volonté de casse sociale au nom des bénéfices. Spécialisés dans la production d’étuis de cuisson pour saucisses, les ouvriers de Viskase ont pour travail la filature, c’est-à-dire extruder de la viscose pour lui donner sa forme finale. L’outil de travail fonctionne ainsi 24 heures sur 24 et n’est arrêté qu’une seule journée par an. Aussi, chaque grève est un coup dur pour les finances du groupe américain Viskase Companies, Inc. qui possède deux sites de production en France. L’un à Beauvais avec 227 salariés, l’autre à Thaon-les-Vosges avec 207 ouvriers. Un siège commercial existait à Paris, mais a été supprimé, une partie de son activité ayant été transférée en Pologne. Selon le syndicat des travailleurs, depuis 2006 les attaques sociales ont été multiples. « Une partie de la production a cessé alors, puis en 2016, un Plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) a abouti à la fermeture de certains pans de production également transférés en Pologne, relate le délégué syndical. En 2018, un nouveau PSE a lieu à Thaon-les-Vosges avec 80 salariés qui ont pris la parole. Ce qui est fou, c’est qu’entre ces deux PSE, la société a racheté deux concurrents étrangers. » Une tendance à l’expansion à défaut de la préservation de l’emploi qui a permis au groupe de réaliser un chiffre d’affaires de 107 millions d’euros (118 millions de dollars) au premier trimestre 2023 et un bénéfice de 6,6 millions d’euros sur la même période. « Et tout ce qu’ils acceptent de donner à l’ensemble des salariés français, c’est une enveloppe de 260 000 euros alors que les conditions de travail sont délétères. À Beauvais, il manque une dizaine de postes et on tourne à 15 000 heures supplémentaires, soit environ 8 postes. De quoi se demander si l’absence de recrutement dont l’impact sur notre quotidien est très important, n’est pas une simple marge d’ajustement pour la direction du groupe. »


3 questions à...

David Lecocq Secrétaire de l’Union départementale CGT de l’Aisne

Quel état d’esprit percevez-vous chez les cadres et militants syndicaux que vous côtoyez ? Il n’y a pas, à proprement parler, de découragement comme on pourrait l’imaginer. Rapidement, la plupart des camarades ont compris que le gouvernement ne céderait pas. Et sans la mobilisation des capacités de blocage de l’outil industriel, c’est compliqué. À un moment, nous n’avions plus de possibilité d’élargir le mouvement et d’atteindre la grand soir. En tout cas, la question des retraites n’est pas sortie des esprits et n’en sortira pas. Les salariés constatent l’horreur de l’application des décrets grâce au simulateur de retraite. Ils voient la grande injustice que ça crée. En cela, la lutte des classes est perceptible, même pour des personnes non politisées.

Vous continuez à échanger avec les autres organisations syndicales ? Oui, même si présentement, je vous réponds au nom de la CGT uniquement. Toutes les organisations se demandent ce qui n’a pas marché, ce qu’il a manqué, peut être n’y avait-il pas assez de poudre dans la barrique... Je vous le redis, mais les salariés savent bien qu’ils ont face à eux un gouvernement libéral. Certains, on le voit beaucoup sur les réseaux sociaux, parlent de “démocrature” tant ils perçoivent la violence du système politique actuel. Ils savent que Macron fait passer ses projets de loi en force et que la prochaine étape sera dure et cruelle. Malgré tout, et on a pu le constater dans les manifestations, il y a de la joie. La composition des manifestations était multiple. On y croisait des gens politisés, d’autres, au contraire, qui était dans le rejet du politique. Et justement, là, ils pouvaient tous s’exprimer. C’est important et c’est ce qui a conduit à leur succès. Après, nous nous interrogeons sur la variation entre le nombre de manifestants et le nombre actuel d’adhérents. Logiquement, nous aurions du engranger des adhésions en nombre.

Vous leur donnez rendez-vous à la rentrée ? Certainement pas. Si l’on laisse retomber le soufflet pendant l’été, il va y avoir une sentiment d’abandon. Nous allons prochainement recevoir du matériel pour aller vers les salariés non-syndiqués. Tout dépendra des forces en présence, mais il ne faut rien lâcher. D’autant qu’en été, les conditions de travail se dégradent terriblement avec des chaleurs parfois extrêmes. Les traces du confinement sont toujours là. Le monde du travail s’est retrouvé coupé en deux. D’un côté ceux qui partaient travailler dans des rues désertes ; de l’autre, des travailleurs emprisonnés chez eux. Les gens attendaient qu’il y ait un bilan dressé, mais rien n’a été fait. )]