La chronique de Recherches internationales

Algérie : soubresauts de l’accouchement d’un capitalisme balbutiant

Publié le 18 mars 2019 à 12:37

Le pouvoir en place, monopolisant les dollars du pétrole, en octroyait une partie aux hommes d’affaires sous forme d’autorisations d’importation de produits sous tension à revendre ou de matières et semi-produits à transformer. Ils s’enrichissaient ainsi, accumulaient des fortunes aussitôt placées à l’étranger.

Le reste de la rente pétrolière était destiné à deux usages : l’entretien de l’appareil militaire et sécuritaire ; l’achat de la paix sociale par l’importation de produits fondamentaux dans la consommation, une politique publique d’accès à l’école, aux soins, au logement, à l’électricité, au gaz, à l’eau, etc. Sans oublier une politique de subventions au prix de certains produits de consommation de masse. Cette équation tenait tant que le régime pouvait, en premier lieu, limiter l’enrichissement et le nombre des hommes d’affaires en sélectionnant par ses signatures administratives ceux qu’il transformait en clientèle politique soumise et, en second lieu, tant que le prix du pétrole lui permettait d’allouer les sommes nécessaires au maintien de la paix sociale.

La fortune du groupe Cevital était liée au au système qui transforme les hommes d’affaires en clientèle politique.
© DR

Or, c’est cette dernière variable que le pouvoir ne maîtrisait pas. Si on y ajoute la démographie –10 millions en 1962 et 40 millions aujourd’hui– accompagnée du désir de chaque génération de vivre au moins comme vivait la précédente –bénéficier d’une redistribution généralisée–, on s’aperçoit, qu’avec le temps, l’équation devient intenable. Du côté des hommes d’affaires, la démographie joue aussi. Un desserrement législatif progressif les a poussés à s’autonomiser et gagner des dollars par eux-mêmes. Ils s’en sont avérés incapables, ne produisant presque rien d’exportable. Ils frappent toujours aux guichets du pouvoir pour avoir des devises(...). La chute du prix du pétrole en 2018 a aiguisé les compétitions pour les devises.

En arrivant au pouvoir en 1999, M. Bouteflika a amené dans ses fourgons de nouveaux venus qui, placés dans des positions à signature, ont dû aussi bien satisfaire des appétits personnels (son frère, par exemple) que tenter de limiter les allocations attribuées aux anciens hommes d’affaires installés depuis quelques décades. D’un coup, ceux-ci se retrouvent démunis d’influence. Il n’est qu’à lire les communiqués du groupe Cevital, fondé par l’un d’entre eux, M. Rebrab, dont la fortune a été organiquement liée aux signatures d’importation, et qui s’est joint aux manifestants protestataires.

Manifestations à Béjaïa et à Tizi-Ouzou

Fin février 2019, le groupe rend public un communiqué où on lit ceci : «  En cette période électorale, vous -Bouteflika- multipliez les déclarations appelant, au nom d’une certaine continuité, à la nécessité de développer et de diversifier notre économie. Il se trouve que, jusqu’à présent, il a été plutôt question de blocages et d’entraves à cette diversification  ». Le groupe signale qu’il n’arrive toujours pas, après plus de sept cents jours, à débloquer son projet de trituration de graines oléagineuses à Béjaïa. Il avait déjà subi plusieurs refus de signature administrative pour d’autres affaires. Si auparavant, il suffisait de s’enrichir, il apparaît au groupe que c’est, maintenant, toute accumulation de capital qui est bloquée. Pour protester contre le blocage du projet, un comité a été créé par certains employés de Cevital et des citoyens qui ont organisé des manifestations à Béjaïa et à Tizi-Ouzou. Les mots d’ordre sont : « Non au blocage des investissements de Cevital », « Oui à la répartition équitable des richesses du pays » et « Non à la politique de deux poids, deux mesures dont est victime la Kabylie ».

Voilà donc une affaire de signature administrative bloquant un investissement en capital qui se transforme en action politique mobilisatrice autour d’équité et de justice, et même de régionalisme. Débloquer ces situations exige d’accéder à une puissance de type politique.

"CERTAINS HOMMES D’AFFAIRES NE PEUVENT PLUS SE CONTENTER DE CHERCHER À ENTRER DANS LES BONNES GRÂCES DU POUVOIR INSTALLÉ. ILS ENTRENT PUBLIQUEMENT DANS LA SCÈNE POLITIQUE."

Chose inouïe il y a peu. Bref, certains hommes d’affaires ne peuvent plus se contenter de chercher à entrer dans les bonnes grâces du pouvoir installé. Ils entrent publiquement dans la scène politique. C’est bien la naissance balbutiante d’un capitalisme qui vise l’hégémonie politique. Le groupe a rejeté un éventuel cinquième mandat du président Bouteflika. Un autre groupe d’hommes d’affaires qui, eux par contre, semblent avoir l’oreille du pouvoir en place. Une conversation téléphonique étrange est diffusée sur certains réseaux sociaux, révélant que M. Sellal, ancien chef de gouvernement de M. Bouteflika, devenu son directeur de campagne pour la présidentielle, aurait convenu avec M. Haddad, président du Forum des chefs d’entreprise (FCE), de faire appel à des « casseurs » pour « tabasser » les manifestants dans les rues d’Alger.

De Genève où il était hospitalisé, le président Bouteflika a annoncé illico le limogeage de son directeur de campagne. S’ensuit une cascade de démissions au FCE : celles du PDG du groupe Sogemetal, Mohamed-Arezki Aberkane, et du PDG de l’Alliance Assurances, Hassen Khelihfati. Ils sont rejoints par M. Mohamed Laïd Benamor, qui annonce le gel de ses cotisations et sa démission du poste de vice-président du FCE. Il écrit dans sa lettre à M. Haddad : « En tant qu’industriel, je reste convaincu que relever le défi de la diversification réclame de la stabilité. Mais relever ce défi réclame aussi l’adhésion du peuple. » Le 3 mars dernier, le quotidien algérien Liberté, lié au groupe Cevital, s’en félicite et titre : « Le navire Ali Haddad sombre ». Les patrons algériens sont donc clairement entrés en politique.

Il y aurait donc certains d’entre eux qui se heurteraient aux blocages administratifs et qui soutiennent les manifestations populaires contre la « continuité » et d’autres qui seraient prêts, pour maintenir la stabilité du pouvoir, à recourir à la force. La retenue des forces de sécurité laisse supposer un attentisme, le temps de l’arbitrage. (...)

Par Ahmed Henni, économiste, université d’Artois

Chronique réalisée en partenariat avec la revue Recherches internationales à laquelle collaborent universitaires et chercheurs, et qui a pour champ les grandes questions bouleversant le monde, les enjeux de la mondialisation, les luttes de solidarité... Infos et abonnement : recherches-internationales.fr 4 numéros par an : 55 euros (étranger 75 euros). Les coupes et les intertitres sont de la rédaction de Liberté Hebdo