Algérie

Un an après, le peuple reste en mouvement

par Philippe Allienne
Publié le 28 février 2020 à 18:49

Un an après le lancement du «  Hirak [1]  », ce mouvement populaire qui a porté des millions d’Algériens dans la rue pour s’opposer à la candidature d’Abdelaziz Bouteflika (il briguait alors un cinquième mandat), le peuple refuse toujours de rentrer chez lui.

Ce vendredi 28 février, les manifestants vont à nouveau, et pour la 53ème fois, descendre dans les rues d’Alger et des grandes villes du pays. Parce que, contrairement à ce qu’affirme l’écrivain Kamel Daoud, le mouvement ne s’est pas essoufflé et ne se limite pas à la capitale. En un an, l’Algérie a vécu de nombreux événements : Abdelaziz a retiré sa candidature, le chef d’État major Gaid Salah, qui faisait figure de dirigeant du pays, est mort, l’élection présidentielle - à laquelle il tenait - a bien eu lieu et a porté Abdelmadjid Tebboune à la tête du pouvoir. De nombreux cadres du clan présidentiel, à commencer par Saïd Bouteflika, le frère de l’ex-président qui dirigeait ouvertement le pays, ont été arrêtés. Des oligarques, deux anciens Premiers ministres (Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal), Mohamed Médiène, dit Toufik, le puissant chef du renseignement, sont également sous les verrous.

Pour un État civil et démocratique

Nacer Dahmane souhaite réunir l’ensemble des collectifs de soutien.
© Philippe Allienne

Pourtant, le peuple poursuit sa mobilisation, de manière pacifique, pour obtenir un État civil et démocratique. Il rejette l’élection de l’actuel président. « Il n’a pas été élu, il a été désigné par l’armée », corrige Nacer Dahmane, membre à Lille du Collectif de solidarité avec la lutte du peuple algérien (CSLPA). C’est ce que dit aussi la poignée de citoyennes et citoyens algériens qui se réunissent tous les samedis place de la République, pour crier au « dégagisme » contre le pouvoir d’Alger et les militaires qui gardent les manettes. De telles manifestations de soutien ont lieu régulièrement à Paris et dans d’autres villes de France.

On est pourtant loin des grandes manifestations des années 90. Il y a 25 ans, les collectifs se développaient dans toutes les grandes villes françaises. À Lille, le Collectif pour la démocratie en Algérie (CPDA) remplissait des salles. Le public venait écouter des personnalités algériennes connues pour leur engagement contre l’islamisme, qui s’attaquait à la société civile en Algérie, et contre le pouvoir de l’époque. « Mais le contexte était très différent », analyse Nacer Dahmane. Si les militants se positionnaient clairement contre le pouvoir militaire, ils étaient surtout identifiés pour leur lutte contre les idées du Front islamique du Salut (FIS) et contre le terrorisme du GIA. En cela, le pouvoir algérien y voyait plutôt des alliés objectifs. « Aujourd’hui, soupçonne Nacer Dahmane, le consulat général d’Algérie a tout intérêt à nous minimiser et à faire pression pour empêcher notre mobilisation. »

Intimidation

Et puis, l’élection de Bouteflika, en 1999, a changé la donne. La concorde civile et la réconciliation nationale qu’il a imposées (alors que les victimes du terrorisme islamiste n’ont pas obtenu justice) ont calmé les velléités de révolte. L’ opposition politique n’en a curieusement pas profité (elle n’a pas pu ou pas su) pour se refaire une santé et pour se structurer en vue de se poser en alternative. Au contraire, une personnalité comme Khalida Messaoudi, grande militante féministe, passée au RCD à la fin des années 90, est entrée au gouvernement. Elle a été une ministre zélée de la Culture et de la Communication, tout entière dévouée à Bouteflika, celui-là même que le peuple a rejeté. Fini, les salles enfiévrées de Lille où elle était chaudement applaudie.

S’agissant de l’intimidation, cela se passe de la même manière en Algérie mais dans une dimension XXL. Deux semaines après l’élection présidentielle du 12 décembre dernier, le pouvoir a réussi à faire peur pour casser l’élan du Hirak. Hors Alger, il s’en prend aux régions plus fragiles. Mais il ne peut oublier que le mouvement est inédit à la fois par son ampleur et par la détermination des Algériens. Les arrestations de porteurs du drapeau kabyle ne l’ont pas entamée. Même la peur d’un dérapage vers une répression sanglante n’empêche pas les manifestations du vendredi, pas plus d’ailleurs que celles du mardi, appelée la « manifestation des étudiants ».

Mouvement ou révolution  ?

« Il ne faut pas oublier, rappelle Nacer Dahmane, que ce mouvement n’a pas vraiment commencé le 22 février 2019 mais le 19 février avec un premier soulèvement en Kabylie. » Des citoyens, dans des petites villes de Kabylie et des Aurès, avaient alors arraché des portraits et des affiches de Bouteflika sur des bâtiments publics. Les réseaux sociaux ont relayé ces actions jusqu’à la grande manifestation trois jours plus tard. Si le mouvement est bien ancré (on a rarement vu des millions de personnes manifester pacifiquement durant une année et plus), faut-il pour autant le voir comme une révolution ? C’est la question que pose l’historien Benjamin Stora [2] pour qui « la date du 22 février 2019 peut désormais s’inscrire dans le calendrier des grands moments de rupture qui ont marqué l’histoire contemporaine de l’Algérie ». Il pense notamment au 8 mai 1945, quand les massacres de Sétif ont « provoqué l’entrée en politique de toute une génération de jeunes nationalistes  » . Ou encore au 1er novembre 1954, avec le déclenchement de l’insurrection contre la France et la « redistribution des cartes dans les rangs du nationalisme algérien ».

Les faits sont là pour montrer que le Hirak n’est pas qu’un simple mouvement de contestation contre le pouvoir. D’abord parce que le peuple est largement mobilisé dans toute sa diversité. Ensuite parce que, au-delà, du « dégagisme » qu’il réclame et de sa lassitude d’un système qui lui a confisqué ce qui devait être la révolution après la guerre d’indépendance, il fait clairement référence aux valeurs que portaient les indépendantistes. L’Algérie nouvelle et moderne que veulent les Algériens n’est clairement pas celle que tente de leur présenter le nouveau président. C’est pour cela que les arrestations d’oligarques et d’anciens ministres ne les impressionnent pas. Ils réclament au contraire la libération des manifestants encore emprisonnés. Ils réclament la fin de la confiscation des richesses par des clans. Ils veulent la liberté dans un pays souverain.

En cela, on peut peut-être parler d’un ferment révolutionnaire. « Mais , tempère Nacer Dahmane à Lille, l’Algérie ne vit pas dans un monde clos. Ceux qui pillent le pays sont aussi à l’extérieur. Voyez le groupe Total et les expérimentations sur le gaz de schiste en Algérie. Voyez la complicité de l’Union européenne avec le pouvoir algérien. » Son collectif, le CSLPA, prépare des assises de la diaspora algérienne et prévoit une réunion, le 28 mars à Lille, de l’ensemble des organisations de soutien à la lutte du peuple.

Notes :

[1mot arabe qui signifie « mise en mouvement ».

[2in Retours d’Histoire - l’Algérie après Bouteflika, Benjamin Stora, 2020, éd. Bayard.