Entretien avec Pierre Guerlain

Les États-Unis de l’après Trump s’inscriront dans la continuité

par Philippe Allienne
Publié le 6 novembre 2020 à 15:24 Mise à jour le 9 novembre 2020

Au moment où nous mettions la dernière main à cette édition, les résultats définitifs de l’élection présidentielle américaine n’étaient pas connus. Il manquait encore six grands électeurs à Joe Biden qui, au coude à coude avec Donald Trump, était au bord de la victoire. Le point avec Pierre Guerlain, ancien professeur de civilisation américaine à l’université Paris-Nanterre.

Le scrutin qui oppose Donald Trump et Joe Biden est particulièrement serré et le président sortant sort l’arme des recours. Dans un article que vous avez récemment signé pour Liberté Hebdo [1], vous posez la question du système électoral que ne combattent pas les démocrates américains. Pouvez-vous préciser ? Ce système est le système des Grands électeurs. Le collège électoral est anachronique et inique parce qu’il donne une prime aux petits États où il y a moins de minorités. C’est un facteur institutionnel qui existe depuis longtemps et contre lequel la classe politique ne se bat pas. Les démocrates en sont régulièrement la victime, mais ils ne font rien.

Que faut-il penser du phénomène de tricherie ? L’autre facteur, c’est effectivement la triche, laquelle est gigantesque depuis longtemps. Au lieu d’en faire un thème de campagne, les Démocrates ont préféré s’intéresser à l’affaire russe, qui relève de la théorie du complot. Dans des États comme la Géorgie, cela a coûté le poste de gouverneur à la candidate démocrate noire parce que les Républicains éliminent des listes d’électeurs des gens qui seraient soi-disant des fraudeurs parce qu’ils ont le même nom. Des enquêtes journalistiques démontrent que si deux personnes ont le même nom mais pas le même prénom, ils sont quand même éliminés. C’est de la triche organisée au nom de la lutte contre la fraude. Ensuite, il y a des États où on limite le nombre de bureaux de vote, ce qui limite les possibilités de vote. Tout cela a joué en faveur de Trump.La gauche contre la droite. C’est plutôt une extrême droite clownesque contre un parti démocrate déporté vers la droite et qui est dans la main du monde des affaires et du complexe militaro-industriel. Cela étant, une partie de la gauche représentée par des gens comme Noam Chomsky, a tout de même appelé à voter Biden.

Donc, quand Donald Trump accuse ses adversaires de tricher, c’est l’inverse ? Cela dit, les Démocrates ont aussi triché contre Bernie Sanders lors des primaires... Oui, l’appareil du parti a triché pour éliminer Sanders. Mais l’affaire russe est arrivée et on n’a plus parlé de cette tricherie révélée par Wikileaks. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les élections aux États-Unis, ce n’est pas la gauche contre la droite. C’est plutôt une extrême droite clownesque contre un parti démocrate déporté vers la droite et qui est dans la main du monde des affaires et du complexe militaro-industriel. Cela étant, une partie de la gauche représentée par des gens comme Noam Chomsky, a tout de même appelé à voter Biden.

Pourquoi ? Il y a quand même des différences importantes avec Trump, notamment sur le climat. On en parle très peu actuellement, mais l’attitude de Trump sur le climat, c’est de dire : « Je mets le feu à la maison et je m’en vante. » Les Démocrates au contraire ont souscrit à l’accord de Paris.

Précisément, si Joe Biden est élu, que va- t-il se passer ? Qu’est-ce qui va changer vraiment ? D’abord, Biden n’arrête pas de faire des gaffes. Il souffre de la maladie d’Alzheimer ce dont les médias dominants ne parlent pas. On l’a bien vu quand il a présenté, tout récemment en Pennsylvanie, sa petite-fille en la confondant avec son fils décédé dans un accident de voiture il y a très longtemps. Cela veut dire qu’il sera une marionnette actionnée par les forces de ce que Trump appelle lui-même « l’État profond », le « deep state » [2]. Sur l’environnement, on peut supposer qu’il y aura un retour à une certaine rationalité capitaliste. Parce que la dégradation de l’environnement est problématique pour le fonctionnement du capitalisme, ce dont Trump ne tient pas compte. Sur la politique internationale, Biden était pour la guerre en Irak. C’est un interventionniste militariste. Il ne va pas changer. Il s’est déjà entouré de militaristes et d’interventionnistes. Je pense qu’il ne reviendra pas sur l’accord sur l’Iran qui a été un grand succès de l’administration Obama et de la diplomatie en général. Les Russes, les Américains et les Européens avaient réussi à travailler ensemble pour un objectif de paix. Il a été détruit par Trump.

Mais pour vous, Biden ne changera rien ? Je ne pense pas parce que l’influence d’Israël reste très importante. Et donc, l’axe d’opposition à la Russie et la Chine va continuer. Selon quelles modalités ? Je ne sais pas. Trump menait des politiques contradictoires, mais l’axe fondamental d’opposition à la Russie, la Chine et l’Iran qui était imprimé par les militaires et ses conseillers va très probablement continuer.

Et sur l’Amérique latine ? Biden a dit qu’il avait lutté contre le « dictateur » Maduro ! Les tentatives d’intervention dans les États latino-américains vont continuer. Il faut s’attendre à des tentatives de déstabilisation de la Bolivie qui vient d’élire un homme gauche. Et ce, quel que soit le président américain élu.

Finalement, si rien ne change sur le fond, à part peut-être sur l’environnement, quel intérêt ? Comme le dit Chomsky, la seule ligne de conduite cohérente de Trump, c’est le narcissisme. Il est prêt à dire quelque chose et le nier le lendemain. Il a fait une alliance tactique avec les chrétiens fondamentalistes alors que sa vie personnelle est à l’opposé de leurs soi-disant valeurs. Par ailleurs, Trump est un démagogue hors pair. Il sait parler à des foules de gens défavorisés mais il mène des politiques qui sont complètement en faveur du monde des affaires. Il faut lui reconnaître cette intelligence tactique. Mais c’est aussi quelqu’un qui ne suit aucun dossier et qui ne connaît rien. Son projet de société c’est « l’Amérique d’abord », mais il est mal pensé. Il semble être contre le libre-échange, comme une partie de la gauche. Mais dans les faits, il est aussi pour la spoliation. Pour prendre le pétrole en Syrie, par exemple. C’est un prédateur qui n’a pas de pensée poli- tique. C’est l’attitude du magnat de l’immobilier qui fait des sales coups appliquée à la politique internationale. Il est en quelque sorte la marionnette du complexe militaro-industriel américain.

Alors pourquoi suscite-t-il autant de répulsion parmi les élites libérales qui tiennent le pays ? Ce qui déplait, c’est sa vulgarité. Il n’est pas un bon représentant de l’empire. En termes de marketing, il n’est pas bon pour la marque. Il donne une mauvaise image au niveau international. Mais au niveau des actions elles-mêmes, il est dans la continuité. Quand on regarde les bombardements à l’étranger, l’utilisation des drones, etc., cela va de Bush à Obama et ça continue avec lui. Quelquefois, pour des raisons électorales, il s’appuie plus fort sur un partenaire. Par exemple, avec Israël il y a une compétition entre les Républicains et les Démocrates pour être le plus pro-Israélien. Quand Trump a pris la décision de déplacer l’ambassade américaine, c’était une façon d’aller plus loin. Il soutient Netanyahou en Israël qui lui le soutient aux États-Unis. Il y a comme ça des considérations électorales qui président à ses décisions internationales.

Finalement, entre Trump et Biden, il n’y en a pas un qui rattrape l’autre ? Ils sont tous les deux mauvais ? Je ne dirais pas que c’est blanc bonnet et bonnet blanc mais plutôt bonnet noir et bonnet gris foncé. À chaque campagne, on présente les choses comme une bataille du bien contre le mal. C’est loin d’être aussi simple. Obama n’était pas un homme de gauche et il a une grande responsabilité dans l’expulsion de nombreux sans-papiers. Il utilisait les drones, etc. Mais on avait affaire à un homme d’une grande intelligence, qui parlait très bien, de façon accessible aux gens ordinaires. Il savait très bien vendre la machine. Trump, avec ses accès de narcissisme, crée de l’incertitude.

Bon alors, et Joe Biden ? Dans un livre tout récent, la journaliste Sonia Dridi [3] dit que toutes ses gaffes sont pardonnées. Dans les médias dominants, non seulement toutes ses gaffes sont pardonnées, mais elles sont cachées. Il a une histoire problématique avec les femmes. Il a été accusé de viol et d’attouchements. En 1991, c’est lui qui décrédibilise une victime de harcèlement sexuel. Pour moi, c’est le Bouteflika américain. Les démocrates ont choisi quelqu’un de problématique, de par ses positions politiques pro-guerre notamment, pour les représenter et ont utilisé leurs médias pour le présenter en saint. Les démocrates autour d’Obama se sont dits qu’il était la meilleure chance d’unir tout le monde. Ce qui va compter, c’est son équipe. Mais l’équipe de politique étrangère qu’il a autour de lui est composée de personnes qui sont plutôt dans le moule Clinton. C’est-à-dire « tape dur ».

Les morts du désespoir de l’Amérique capitaliste

Vu de ce côté de l’Atlantique, on peut s’interroger sur ce drôle de suspens qu’a suscité cette élection américaine et ce drôle de combat entre deux candidats qui, chacun à leur façon, paraissent hors sol. Cela peut en dire long sur l’état de santé des États-Unis de ce 21ème siècle. Première observation, la première puissance au monde semble incapable d’organiser un vote et, pour des questions d’organisation, et/ou techniques, d’en donner rapidement les résultats. Par-delà ce constat, commente Pierre Guerlain, les problèmes quotidiens sont nombreux. Les routes, en maints endroits y compris à New York, sont pleines de nids de poule, le système de transports, hormis l’aérien, pose de réels problèmes. Le transport ferroviaire est très en retard par rapport à l’Europe et au Japon, le système scolaire s’écroule au profit de l’enseignement privé de qualité, la mortalité augmente dans les classes populaires, l’espérance de vie des ouvriers blancs diminue. En 1976, Emmanuel Todd décrivait, dans La Chute finale - Essai sur la décomposition de la sphère soviétique, la décomposition du système soviétique et annonçait sa chute inéluctable. Il appuyait alors son hypothèse sur les statistiques de l’URSS et en regardant la mortalité et l’espérance de vie qui était en chute libre. À regarder de près les États-Unis d’aujourd’hui, pour la première fois depuis 1945 dans une démocratie occidentale, l’espérance de vie baisse pour une partie de la population. Ce phénomène est lié pour une part au système de santé. Mais il faut y voir aussi ce que l’on appelle aux USA les « morts du désespoir ». Cela donne un indicateur très fort d’une société malade. Les morts du désespoir, ce sont les gens qui prennent des opiacés ou autres drogues et qui en meurent, ce sont ceux qui se suicident. Ce sont ceux aussi qui meurent en raison de mauvaises conditions de vie, d’alimentation catastrophique, etc. « Dans la majorité des cas, affirme Pierre Guerlain, l’obésité est un phénomène non pas génétique mais un phénomène social qui frappe les classes populaires. Quelle place réelle, quel intérêt véritable, Donald Trump et Joe Biden leur ont—ils accordé dans leurs programmes ? »

(Photo : © Gage Skidmore)

Notes :

[1« Les Démocrates américains veulent-ils perdre ? », Liberté Hebdo n° 1446 daté du 18 septembre 2020, page 13.

[2Le deep state, ce sont ceux qui tiennent le pays (pouvoir politique, décideurs économiques, militaires...). Cela est souvent apparenté à la théorie du complot.

[3Joe Biden, le pari de l’Amérique anti-Trump, Sonia Dridi, éd. du Rocher, 2020.