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Tensions Est-Ouest autour de l’Ukraine :

Pourquoi n’entend-on pas ce que dit la Russie ?

Publié le 4 février 2022 à 13:02

On nous répète comme une mantra que la Russie serait une ennemie de la démocratie aux traditions irrémédiablement autoritaires alors que son système politique actuel résulte d’une constitution adoptée en 1993 certes au pas de charge, mais sur les conseils d’Occidentaux qui avaient alors leurs entrées à tous les niveaux de l’administration russe et même de ses bases militaires et du KGB. Peu nombreux sont d’ailleurs ceux qui sont prêts à admettre que les puissances capitalistes occidentales qui se sont crues « victorieuses » en 1991 ont alors humilié les Russes. Quant à l’équilibre des forces entre la Russie et les pays de l’Otan, il n’y a qu’à regarder la carte pour constater que l’URSS finissante puis la Russie ont accepté de reculer systématiquement depuis 1989 et que ce « vide » a été rempli par l’Otan aujourd’hui quasiment aux portes de Moscou. La tension autour de l’Ukraine n’est donc que la conséquence d’une Russie qui considère qu’elle s’est vue obligée de faire montre de fermeté après tant de reculades. Ne doit-on pas au moins essayer de comprendre la source de ce sentiment ?

Mépris pour la Russie

On doit savoir que si la Russie n’a pas été intégrée dans l’Occident, ce n’est pas uniquement à cause de l’arrogance occidentale et de la surestimation de leurs forces par les élites occidentales, de leurs moyens. La Russie n’a pas non plus été « vaincue » en 1991, contrairement à ce que dictait le sentiment d’autosatisfaction aux dirigeants des pays occidentaux égocentrés de l’époque, car la classe dirigeante soviétique a « librement » décidé de dissoudre le communisme et l’URSS pour des raisons d’intérêts de classe… mal perçus. Mais ce « mépris » pour la Russie a été et reste surtout dû au fait que le capitalisme avait besoin en Russie et dans toute l’Eurasie d’un marché captif et passif, mais certainement pas d’un partenaire, car un partenaire cela voudrait dire un concurrent de plus au sein du système unipolaire, un conflit intra-impérialiste de plus. Les USA peuvent accepter des petits chienchiens bien dressés et avec de petites arrière-cours néocoloniales comme l’Angleterre, la France, l’Allemagne depuis sa réunification, car ces pays sont pénétrés depuis 1945 par des agents d’influence US, soft ou hard, sans parler des autres petits pays européens, mais ne serait-ce que par sa taille, la Russie ne pouvait être réduite à un chienchien, donc il était illusoire d’envisager son intégration dans le capitalisme/impérialisme unipolaire.

Les USA et l’Otan ont besoin de guerres permanentes

C’est pour cela que Brzezinski [1] militait ouvertement pour que la Russie survivante soit cassée en quatre ou cinq États. Mais bien sûr à cette époque les élites russes et post-communistes, passées du matérialisme à l’idéalisme, Poutine compris, n’ont pu le comprendre tout de suite, et se sont laissées avoir… sauf les gros capitalistes russes (dits « oligarques ») qui, eux, ont pu placer les produits de leur pillage intérieur dans les « paradis fiscaux » sous protection du gendarme Otan. Le parti pro-Otan existe toujours à la cour du Kremlin, en particulier l’inamovible présidence de la banque nationale et plusieurs ministères économiques en conflit permanent avec les « ministères de force », les « siloviki [2] », les diplomates russes navigant entre les deux. Dans ce contexte, si la bourgeoisie compradore russe a poursuivi et poursuit jusqu’à aujourd’hui, à l’extérieur comme à l’intérieur de l’appareil gouvernemental russe, sa stratégie de ramener la Russie à l’état de chienchien néo-eltsinien, la bourgeoisie nationale russe (voir De la juste solution des contradictions au sein du peuple de Mao Zedong), elle, a compris que la Russie devait avoir son capitalisme national concurrentiel avec le capitalisme USAno-occidental, à l’abri d’ailleurs de la puissance économique chinoise et d’autres partenaires « contre-hégémoniques » pour faire le poids. L’observation des événements depuis 1989 semble donc démontrer que les USA/Otan ont besoin de guerres permanentes car les délocalisations et la financiarisation du capitalisme « post-unipolaire » ont fait que la seule production réelle toujours bien concentrée à l’ouest, est celle des armements, et donc le lobby militaro-industriel y est incomparablement plus puissant qu’à l’époque où Eisenhower mettait déjà en garde son peuple contre lui. D’où le téléguidage vers l’administration politique des USA de porte-serviettes style Blinken/Sullivan/Pelosi/Mrs. Clinton/Power/Nuland et autres neocons [3].

Faire d’une pierre deux coups

L’Ukraine en soi est une faillite économique et étatique aujourd’hui, et la Russie n’a qu’à attendre que le fruit mûr - et déjà un peu pourri - tombe de l’arbre, mais le Kremlin ne peut accepter que, via l’Ukraine, Moscou soit à quatre minutes des missiles US/Otan qui seraient basés en Ukraine (la Russie a déjà accepté d’avaler la couleuvre que la Lettonie, pas tellement plus éloignée de Moscou, soit dans l’Otan, et sur ce terrain elle exige un retrait des troupes US&co. ltd.), alors il fallait pour Moscou faire d’une pierre deux coups : 1/ Montrer que la Russie ne reculerait plus comme elle l’avait fait à chaque élargissement de l’Otan, donc montrer ses dents, « coûte que coûte ». Un pari hasardeux, mais la Russie ne peut plus se payer le luxe de reculer, l’ennemi potentiel est aux portes de Moscou, comme en 1941. 2/ Achever d’essouffler l’économie ukrainienne car la mobilisation de l’armée ukrainienne actuelle coûte très cher et Kiev ne tiendra pas six mois à ce rythme, elle s’effondrera… les USA sont mis devant un dilemme…, mieux ! une contradiction : soit ils entretiennent l’État-failli ukrainien à fonds perdus (ce qui satisfera le lobby militaro-industriel US qui vendra des armes au gouvernement US qui les donnera gratuitement à Kiev incapable de payer), soit le contribuable US (et Trump qui risque de gagner les « midterms [4] » et déclare déjà que l’appui US à Kiev est une stupidité très coûteuse) ne pourra pas tenir dans une économie en crise, et Washington devra se retirer d’Ukraine la queue basse, ce qui explique la mise en orbite de l’idée de la vice-directrice de l’Institut Delors d’accepter une « finlandisation » de l’Ukraine. À ce moment-là, et les Chinois y travaillent déjà et Poutine semble l’envisager, il sera temps de sauver la face des USA pour qu’ils acceptent de se replier sur une politique à « l’autrichienne post-Sadowa » : faire semblant d’être toujours une grande puissance tout en remettant les bijoux de famille dans le coffre du vainqueur que l’Oncle Sam devra suivre désormais, dans le cadre d’un monde multipolaire où Washington sera un joueur de moins en moins influent et de moins en moins consulté. À ce moment-là, les diverses petites puissances européennes résiduelles devront envisager de se positionner par rapport aux nouvelles puissances. Et là, on verra bien s’il existe encore une « opinion » européenne capable de sortir de sa léthargie et de son apparente mort cérébrale (visible avec les phénomènes Zemmour, Salvini, Johnson, Kaczynski et autres, aux côtés des pitoyables Macron, new old new Labour, Draghi, Van Leyen et autres « lamentables », pour paraphraser lady Clinton). D’ailleurs, dans ce contexte, l’action de Poutine exacerbe les divergences entre Washington et Berlin malgré le ministère des Affaires étrangères allemand. Stolz a refusé de rencontrer Biden et fermé son espace aérien pour les envois d’armes anglaises vers l’Ukraine, ce qui montre que l’Allemagne n’accepte pas, derrière ses paroles otanistes, de suivre passivement la ligne guerrière de Washington. Pour ce qui est du Donbass, la ligne est toujours la même, imposer par la force le respect des accords de Minsk, ce qui passe par l’appui de Berlin et de son supplétif parisien. Il est clair que la Russie n’a aucun intérêt à la guerre, elle profite des cours du pétrole et du gaz pour renflouer ses caisses et faire pression militaire sur l’Otan et son factotum kiévien qui fonctionne à fonds perdus. La Russie doit donc maintenant tenir fermement six mois, d’ici là l’Ukraine se sera effondrée économiquement à moins que les pays occidentaux ne la renflouent... ce qui accélérerait l’effritement, voire le crash selon certains, de l’économie occidentale. Poutine joue donc gros car il parie sur la faiblesse de caractère des fous autocentrés, egocentrés et ethnocentrés au pouvoir à l’Ouest. Il n’a pas intérêt à l’effondrement trop rapide du dollar mais il a déjà testé l’état d’autisme politique des élites occidentales actuelles qui n’entendent aucun argument rationnel et qu’on ne peut donc pas convaincre de faire des compromis en utilisant la raison.

Bruno DRWESKI, maître de conférences à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)

Notes :

[1Zbigniew Brzezinski (1928-2017). Politologue américain, spécialiste des relations internationales des États-Unis. Il fut le conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter de 1977 à 1981.

[2Siloviki : représentants d’organismes étatiques.

[3Néo-conservateurs aux USA.

[4Élections de mi-mandat des deux chambres parlementaires qui ont lieu à la moitié du mandat présidentiel aux USA.