Société

Statues controversées : assiste-t-on à un tournant générationnel ?

par Ousmane Mbaye
Publié le 3 juillet 2020 à 19:11 Mise à jour le 6 juillet 2020

Suite au décès de George Floyd le 25 mai à Minneapolis (États-Unis), des statues d’anciens esclavagistes ont été déboulonnées en Angleterre, aux États-Unis ou en Belgique, d’autres ont été endommagées ou taguées. Dans cet élan de colère, les communautés noires réclament dans le monde entier le retrait des figures symboliques de l’esclavage et du colonialisme dans l’espace public. Si en France Emmanuel Macron a exclu le déboulonnage des statues controversées, un changement d’ère est cependant palpable.

La France est un pays laïque et chacun à son mot à dire. Peu importe si l’on est noir ou blanc. » Amadou Seck, un jeune Sénégalais âgé de 20 ans habitant Roubaix, résume le besoin de dialogue d’un pays en plein questionnement sur son passé colonial. S’il est difficile d’affirmer qu’une réappropriation de l’histoire de l’esclavage par les jeunes noirs de France est en marche, les choses bougent incontestablement, notamment avec une figure contestée mais connue de beaucoup : Kémi Séba. Le leader franco-béninois se dépeint comme un anti-colonialiste acharné. Dans ses nombreuses interventions, il appelle la jeunesse noire d’Afrique ou de la diaspora à se réapproprier son histoire. C’est en sens qu’il a lancé, dès le 30 mai dernier, un appel « à décoloniser » les noms de rues africaines, offrant même une récompense de 10 000 euros à la personne ou au groupe de personnes qui en renommeraient le plus. En France et à Lille, l’écho était bien présent. En témoigne la mobilisation du 20 juin où la jeunesse noire et les antiracistes étaient unis place de la République, pour faire « tomber » la statue de Faidherbe. Parmi les pancartes brandies, on pouvait y lire sur l’une d’elles l’inscription suivante : « Cette statue rend hommage à un coupable de crimes contre l’humanité. »

Une jeunesse de plus en plus concernée

Face à la violence que suscite le débat sur ces statues et les rues en France, Eve-Laure, franco- ivoiro-sénégalaise de 29 ans, prône la lucidité : « Je ne pense pas que ce soit une bonne manière de faire. Ce n’est pas comme ça que les noirs vont se faire respecter, il faut utiliser son énergie de manière efficiente ». Amadou Seck abonde dans le même sens mais dit comprendre la colère de certains : « Je ne suis pas pour le déboulonnage des statues mais cette violence montre qu’il y avait un silence trop important sur ces questions et que certains n’en pouvaient plus. » Nicolas Bancel, spécialiste de l’histoire coloniale, analyse de son côté la situation actuelle sous l’angle générationnel : « Il y a une prise de conscience d’une partie de la jeunesse qui estime qu’il faut relier des problèmes contemporains (racisme, esclavage) à un passé mal enseigné, mal compris : la colonisation. »

La jeunesse de la diaspora africaine semble en effet de plus en plus en concernée par l’histoire de ces ancêtres comme l’explique Eve-Laure : « Si je parle de la sphère qui m’entoure, je trouve que l’on est plus concernés sur ces questions oui. Sur les réseaux sociaux il y a beaucoup de pages dédiées à l’histoire coloniale [African Heroes sur Snapchat ou Africa Nations sur Instagram, NDLR]. On est concerné parce qu’on est lésé, il faut en avoir conscience. » Nicolas Bancel reconnaît aussi le rôle important joué par la diaspora dans ce combat. Toutefois, l’historien, qui est aussi spécialiste des mouvements de jeunesse, observe que ce mouvement de révolte chez les jeunes est très « mélangé », avec la présence de jeunes afro-descendants mais aussi de blancs ou de maghrébins.

La pédagogie comme catalyseur

Tout comme son confrère, Catherine Coquery- Vidrovitch, historienne de l’Afrique, explique le match « partisans-opposants » à la conservation des statues et noms de rues colonialistes par le manque d’enseignement de l’histoire de l’esclavage dans les programmes de primaire. La professeure émérite de l’université Paris-Diderot juge que le sujet a été évité par un certain courant jusqu’à la fin du dernier millénaire. Selon elle, c’est la marche des Antillais en 1998 puis la proposition de loi de Christiane Taubira en 1999 - reconnaissant l’esclavage et la traite comme crime contre l’humanité, promulguée en 2001 - qui a fait évoluer doucement les choses.

Mais alors faut-il déboulonner les statues et renommer les rues pour un éveil collectif ? « Déboulonner les statues non, mais les orner d’écriteaux et de biographies pourquoi pas » déclare Eve-Laure qui n’est cependant pas contre renommer les rues. « Pour les rues, je ne suis pas contre, c’est une évolution de la vie et ça ne concerne pas forcément l’esclavagisme » précise t-elle. Amadou Seck évoque le besoin des noirs de se sentir représentés : « Il y a des personnages noirs qui ont marqué l’histoire face au colonialisme. Si des rues portent le nom d’esclavagistes, il doit y avoir le nom d’Africains qui ont lutté contre l’oppression pour être juste. » Nicolas Bancel s’inquiète cependant de la volonté actuelle de faire table rase du passé alors que selon lui « il faut expliquer le passé avec des moyens modernes (projections, bornes interactives, totems, QR code). » Mais tout comme Amadou Seck, l’historien pense que la question d’ériger des statues de résistants pas uniquement français mais aussi colonisés doit se poser. « Faire des rues et statues présentes dans l’espace public des espaces de connaissance serait une réponse à tout ce qui se passe » conclut-il.

L’État doit avoir une écoute active

Dans cette fracture sociale du pays, l’État doit jouer son rôle pour mettre fin aux tensions. Amadou Seck demande à ce que le gouvernement français écoute sa jeunesse, voit ce qu’elle propose car elle représente l’avenir. Une refonte des programmes scolaire sur l’esclavage s’avère également indispensable pour Catherine Coquery-Vidrovitch ainsi qu’une réflexion collective sur les statues érigées dans l’espace public : « Quand Macron dit qu’aucune statue ne sera déboulonnée, j’estime que ce n’est pas à lui de décider mais plutôt aux historiens de chaque commune de donner leur avis. » Nicolas Bancel insiste quant à lui sur la nécessité de ne pas refuser la discussion afin d’éviter l’écueil de la radicalisation et propose une idée intéressante : « Si on a réussi à mobiliser un panel de citoyens sur les questions environnementales, faisons-le pour traiter les problèmes de racisme. »