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Entretien avec Saïd Bouamama, sociologue

Nouvelle loi immigration, vers le retour au servage ?

par Philippe Allienne
Publié le 27 mars 2023 à 10:51

Auteur de nombreux ouvrages sur l’immigration, le sociologue Saïd Bouamama nous livre son analyse sur les conséquences prévisibles du projet de loi gouvernemental sur l’immigration. Présenté au Conseil des ministres, il devait être sur le bureau du Sénat fin mars.

Quel est votre regard sur le projet ?

Ce projet de loi se présente comme un texte pragmatique. En fait, il fait la distinction entre les gens qui sont pour l’immigration et ceux qui seraient contre. Elle distingue entre une bonne et une mauvaise immigration. Ce sont des discours. Parce que quand on regarde le contenu précis du texte, même pour l’immigration que l’on présente comme bonne et souhaitable, on lui prépare quelque chose qu’on n’avait jamais vu de façon aussi forte : un statut particulier de caste au sein du monde du travail. On est en train de créer un statut de salarié attaché à son employeur qu’il ne pourra quitter sous peine de perdre son titre de séjour.

Pourquoi ?

Parce que le contrat de travail pour les métiers en tension qui est proposé induit un titre de séjour qui est fonction du respect de cette présence du salarié avec le même employeur. Il faut remonter avant la Révolution française pour trouver quelque chose de semblable.

Vous faites allusion au servage ?

Écoutez, le serf était attaché à la terre. Là, le sans-papier régularisé sera attaché à son employeur. Même s’il trouve un emploi qui correspond mieux à ses qualifications, il ne pourra pas partir sous peine de perdre son titre de séjour. Et ça, c’est ce qui est présenté comme un pas en avant énorme dans la prise en compte des sans-papiers qui seraient de bons immigrés. En fait, il s’agit de faire baisser le coût du travail en jouant sur les métiers en tension et en liant la personne régularisée à son emploi et à son employeur.

Et les autres ? Les prétendus « mauvais » ?

Alors, pour ceux que Gérald Darmanin présente comme des « mauvais », je vois deux mesures qui sont particulièrement graves et attentatoires aux libertés. La première concerne le nombre de recours en cas de refus de régularisation. Il diminue. Il serait limité a deux ou trois contre treize actuellement. Il y a donc une volonté de passer du juridique, c’est-à-dire la décision d’un juge, à des décisions administratives en supprimant des recours. Or, les recours caractérisent par définition un État de droit. C’est le droit d’être en désaccord avec une décision administrative et c’est au juge de trancher. Là, on va diminuer la part du judiciaire au profit de la part préfectorale. C’est grave parce qu’il s’agit d’une mesure de défiance vis-à-vis de la justice. Gérald Darmanin en a assez de voir des juges décider de la sortie des sans-papiers des centres de rétention, alors il décide de limiter leur place.

Quelle est la seconde mesure ?

Les personnes non régularisées qui auront reçu une « obligation de quitter le territoire français » (OQTF) seraient inscrites au fichier des personnes recherchées et dangereuses. Ainsi, on ficherait des gens qui n’ont commis aucun crime ou délit ! En réalité et par ces deux aspects, ce projet de loi est une réponse à la fois aux employeurs qui ont besoin de salariés pour les métiers en tension et, c’est le second aspect, une approche de séduction vers le Rassemblement national. C’est ce qui explique la forme bicéphale du texte avec une soi-disant facilitation à la régularisation pour certains et une sévérité plus forte pour d’autres. Les personnes qui seront régularisées seront en quelque sorte prisonnières de leur emploi, celles qui ne le seront pas verront diminuer leurs chances de voir leurs droits examinés par la justice.

Est-on dans la même logique que celle conduisant à ralentir l’examen des dossiers de régularisation par la préfecture, comme c’est le cas dans le Nord ?

Pour moi c’est exactement la même logique. C’est comme si les préfectures, en tout cas celle du Nord, avaient précédé la loi par des mesures administratives, par des retards de convocation et d’examen des dossiers.

Le texte est actuellement entre les mains des sénateurs. Faut-il craindre que la majorité l’aggrave encore ?

En proposant ce projet de loi aujourd’hui et alors qu’il n’y a pas d’urgence, Gérald Darmanin savait très bien qu’avec une telle Assemblée nationale le texte serait beaucoup plus sévère à la sortie. Parce que s’il veut une majorité, il lui faudra faire des concessions à la droite et à l’extrême droite, et donc il lui faudra aller plus loin encore que la logique présentée actuellement. En écoutant les échanges au Sénat, ce jeudi 16 mars, j’ai noté cinq aggravations : restriction du regroupement familial, restriction du séjour pour soins, suppression de l’AME (aide médicale d’État qui permet l’accès aux soins pour les personnes en situation irrégulière - ndlr), création d’un fichier pour les mineurs délinquants non accompagnés, pression sur les pays d’origine en leur opposant, s’ils ne maîtrisent pas l’émigration, une conditionnalité à l’aide au développement. Je parle là d’amendements proposés par la droite LR. Quand le projet de loi passera devant l’Assemblée nationale, il faudra aussi compter avec les députés RN.

Que vous inspire un tel projet sur l’état de la France ?

Il y a des gens qui ont été influencés par trente ans de discours sur la prétendue invasion migratoire et sur le « grand remplacement ». Donc, ils vont estimer que le gouvernement prend le taureau par les cornes. Mais il y a aussi tous ceux qui hébergent les sans-papiers, qui leur apportent de l’aide au quotidien. C’est aussi une partie importante du peuple français. Je pense donc qu’il y aura deux types de réaction. C’est le résultat du clivage d’un peuple qu’on a divisé pendant trente ans sur l’idée d’un danger migratoire. Évidemment, il ne faut pas s’attendre à une mobilisation contre le projet de loi à la hauteur de celle que nous vivons sur les retraites. Il n’y a pas l’équivalent d’un contre-discours aussi fort.

Quel est l’objectif, le sens, de l’opération de parrainage qu’est en train de préparer le Comité des sans-papiers du Nord ?

Il y a deux objectifs. D’abord visibiliser les sans-papiers. Si les gens les connaissent, s’ils connaissent leurs conditions de vie, de travail, etc., alors l’idée de leur dangerosité ne fonctionne pas. Second objectif : demander aux forces politiques de gauche de faire remonter la question des sans-papiers dans leur agenda.

Dernier livre paru : Manuel de l’immigration : les déracinés du capital, 2021, Investig’Action.