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Interview exclusive

François Ruffin : « Les Français doivent pouvoir vivre de leur travail »

par François MILAN
Publié le 17 mars 2023 à 11:14 Mise à jour le 21 mars 2023

Au Café du théâtre, un bar-tabac PMU de la rue du Général-Leclerc, à Amiens. Le député François Ruffin (1re circonscription de la Somme ; Picardie debout !) ne manque pas d’humour : « On va s’installer dans le fond ; comme ça, je ne serai pas tenté de jouer ! » Rires. Il rit un peu moins quand il s’agit de parler de l’inflation, des répercussions sur les gens. De l’état de l’France en général. Dehors, la manifestation contre la réforme des retraites se prépare devant la Maison de la culture inaugurée, en mars 1966, par André Malraux. Sur les quelque deux-cents mètres de trajet qui le menaient au bar-tabac PMU, il a été interpellé deux fois : par une dame d’une quarantaine d’années, porteuse d’une pancarte en carton avec l’inscription « Black Macronday » : « C’est bien ce que vous faites pour nous ! » lui lance-t-elle. Et par un couple de quinquagénaires : « On tient à vous remercier pour vos combats. » chaque fois, ils lui demandent de poser pour la photo ; il réajuste sa grosse écharpe orange qui dépasse de son blouson de cuir marron, et accepte, sourire aux lèvres. Il est populaire, François Ruffin !

Liberté Hebdo : L’inflation fait rage en France. La paupérisation s’installe. Comment analysez-vous ce phénomène ? François Ruffin : Il y a un sondage qui m’a particulièrement marqué ; il était réalisé à la demande du Secours populaire. Les résultats montraient qu’un tiers des Français ne voyaient rien passer (j’appartiens à ce monde-là). Pour les deux autres tiers, ce sont des restrictions dans l’assiette, notamment pour les enfants ; ils sentent l’inflation passer, plein pot. J’avais lancé l’alerte avant la guerre en Ukraine ; elle était déjà là. Je considère qu’on a affaire à une inflation structurelle et non conjoncturelle. La crise climatique, qui s’inscrit dans la durée, va avoir des conséquences à la fois sur le prix de l’énergie et sur le prix des matières agricoles. Les hausses sur un certain nombre de produits vont s’installer dans la durée, et non pas de manière épisodique. Évidemment, il y a la guerre en Ukraine et en Russie ; cela a des conséquences à la fois sur le prix du gaz et du blé, car ce sont deux grandes puissances agricoles.

« Les bénéfices du CAC 40 ont dépassé les 150 milliards d’euros »

L.H. : Que préconisez-vous pour tenter d’enrayer le phénomène ? F.R. : On avait aussi une inflation structurelle dans les années 1960-70 mais les salariés n’en payaient pas le prix ; c’était le capital qui en payait le prix. À l’époque, il existait ce qu’on appelle « l’indexation des salaires sur l’inflation ». L’échelle des salaires. Quand l’inflation augmentait de deux, trois ou quatre pour cent, tous les salaires (et pas seulement le Smic) augmentaient de deux, trois ou quatre pour cent. La première chose à faire, c’est de rétablir ça.

L.H. : Quand a-t-on perdu cette indexation ? F.R. : En 1982. C’était Antoine Pinay, un homme de droite, qui l’avait instauré en 1952 ; c’est la gauche, enfin le Parti socialiste, qui a démoli l’échelle mobile des salaires ; cela a eu des effets immédiats, ce qu’on appelait la « désinflation compétitive » ; on a constaté une énorme chute réelle des salaires. L’indexation des salaires existe encore dans un certain nombre de pays européens, dont la Belgique et le Luxembourg. Il nous faut réclamer sans tarder cette indexation. Aujourd’hui, qu’est-ce qui se passe ? Les prix augmentent deux fois plus vite que les salaires. Résultat : l’an dernier les salariés ont perdu 30 % de pouvoir d’achat.

L.H. : Et si ça ne suffisait pas ? Que faudrait-il faire ? F.R. : Il y a des causes qui sont liées à des opportunités. En ce qui concerne l’industrie agro-alimentaire, sur l’augmentation de 14 % (ou 16 %, ou 18 %), la moitié est due au taux de marge des entreprises, des grosses entreprises. Quand on parle de faire revenir cette indexation, les économistes, les gens de droite et les macronistes disent : « Ça va faire augmenter l’inflation ; ça va créer une boucle qu’on appelle prix-salaire, l’un s’enchaînant avec l’autre. » Or, depuis le début, ce qu’on montre avec un certain nombre d’économistes, ce n’est pas à une boucle prix-salaire qu’on a affaire aujourd’hui, c’est à une boucle prix-bénéfice. Ce qui fait cavaler l’inflation aujourd’hui, ce sont les points structurels dont j’ai parlé ; les bénéfices des entreprises sont tels qu’ils font augmenter les prix. Jusqu’à maintenant, quand on disait ça, on apparaissait comme des gauchistes. Or, la semaine dernière, la Banque centrale européenne a amené tous ses conseillers pendant une semaine de séminaire en Finlande pour comprendre ce qui se passait en Europe. Ils en sont arrivés à la conclusion qu’il y avait une boucle prix-bénéfice. Donc, le problème ne provient pas du tout des salaires mais des bénéfices des entreprises. Il suffit de regarder les bénéfices du CAC 40 qui, c’est du jamais vu, ont dépassé les 150 milliards d’euros. À l’intérieur de ça, les dividendes représentent 80 milliards d’euros, plus de la moitié. Sachant que ces dividendes ne vont pas aux 20 % des Français les plus riches, mais aux 0,20 % des Français les plus riches. Ce sont des masses d’argent tout à fait considérables. À se demander comment fait-on dans un certain nombre de secteurs pour venir dégonfler cette bulle d’inflation spéculative. Il y a des secteurs très très marquants. Exemple : normalement, le poids de l’énergie, c’est 1 % du PIB ; c’est passé à 3 % du PIB.

« Déconnecter le prix de l’électricité de celui du gaz »

L.H. : Comment expliquer cette augmentation ? F.R. : Il y a des choses qui sont explicables contre lesquelles il sera difficile de lutter. Le gaz, on l’importe. On peut demander aux distributeurs (dont Total) de réduire les marges, on a tout de même un phénomène du surcoût dû à l’importation. La cause est la guerre en Ukraine. Après, il y a des choses complètement stupides. Toujours dans l’énergie, le coût de l’électricité (y compris celle fabriquée en France) est indexé sur le prix du gaz à l’international ! Là-dessus, il pourrait y avoir un accord de petits artisans, des industriels, du Medef, des salariés de l’EDF, des maires, etc. tout le monde souffre de la même chose. Il faut déconnecter le prix de l’électricité de celui du gaz mais Bruxelles l’interdit. Il faut s’asseoir sur ce que pense Bruxelles. Je dirais la même chose pour le blé. C’est complètement dingue ! Nous sommes dans une région - la Picardie - productrice de céréales ; or, le prix du blé récolté dans le Santerre, livré à la coopérative du Santerre, va être calé sur le prix de la Bourse de Chicago.

L.H. : La marge des distributeurs est donc trop importante ? F.R. : Pour être honnête, une étude de l’Insee a montré que ce sont surtout les grands groupes agroalimentaires, plus que les distributeurs, qui en profitent. Mais je pense qu’on pourrait récupérer du pouvoir d’achat sur le prix du logement qui a le plus grimpé. Ça représente 40 % du budget des ménages, avant les APL ; c’est devenu considérable. Si on veut récupérer du pouvoir d’achat dans la durée, il faut avoir une politique en matière de logement. C’est-à-dire réguler les loyers (…). La macronie a accéléré le fait qu’on considère que le logement est juste un marché. C’est la loi de l’offre et de la demande dans laquelle il y a ceux qui ont les moyens et ceux qui ne les ont pas.

L.H. : Concrètement, en tant que député, vos administrés se privent sur quoi ? F.R. : J’interroge toujours les gens sur leurs vacances car c’est la variable d’ajustement. J’ai encore eu un entretien avec une personne qui est pompiste chez Total, en fait, une salariée d’un franchisé, je lui ai demandé si elle partait en vacances. Elle m’a répondu que non ; elle n’était pas partie depuis le Covid, pourtant son mari travaille, donc deux salaires. La pauvreté, on ne peut plus la considérer comme les huit, dix, douze pour cent qui galèrent… Maintenant, c’est un tiers de la France qui est en situation de privation. Avant, les gamins avaient des Miel Pops sur la table du petit déjeuner le matin, maintenant, c’est du pain. C’est une bonne nouvelle sur le plan diététique, mais ce n’est pas un choix diététique. C’est une restriction. J’ai rencontré une femme de ménage d’Étouvie [un quartier de grands ensembles d’Amiens, ndlr] qui travaille à l’hôpital ; elle a dû changer de magasins car elle a constaté que sur son panier de courses, il y avait 20 % de différence. Elle va maintenant chez Aldi ou Leader Price. De plus, ça lui impose de la marche à pied. Tout cela induit chez les gens un sentiment de déclassement. Certaines personnes me racontent que leurs parents étaient ouvriers et quand ils étaient petits, ils avaient visité la Savoie et autres régions ; ils partaient ; ils allaient à l’hôtel. Parfois, ils allaient au restaurant. Et pourtant, il n’y avait que le salaire du père. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Leurs gamins, ils ne les emmènent nulle part ; ils restent à la maison. Ils restent à « Gardincourt » comme on dit en picard : quinze jours dans le jardin, quinze jours dans la cour. C’est ressenti comme une privation particulière. Ce sont les enfants qui sont touchés. Certes, il y a la débrouille. Des gens qui sont capables de prendre un boulot dans la journée et de reprendre un autre boulot le soir. Travailler en supermarché dans la journée et faire des ménages le soir.

« Épuisement »

L.H. : D’où une forme d’épuisement. F.R. : Oui, un épuisement mais il y a des forces positives chez les gens. Je ne veux pas dépeindre qu’un univers noir. La franchisée de chez Total m’a dit : « Nous, on a instauré un système de régression. » Elle me le disait avec le sourire ; je lui ai demandé ce qu’était ce système de régression. Elle m’a répondu que sur TikTok elle avait appris à faire pousser des poireaux. Il y a donc une réadaptation en situation de pauvreté, de pénurie. C’est une piste. Je me souviens d’un autre entretien marquant que j’avais fait avec quelqu’un qui s’appelle Maryvonne. Elle avait monté son association : les Homogènes, à Abbeville, dans le quartier de l’Espérance. Tout allait mal pour elle : sur le plan conjugal, sur le plan professionnel, pas de boulot. La déprime totale. Et grâce à son association, elle faisait du twirling (les bâtons de majorettes). Grâce à ça, elle s’est recréé un univers où ça allait mieux. Pour moi, c’est une métaphore. Grâce à son association, ils font des fêtes à Noël, avec une crèche en carton ; ils font des animations dans leur quartier. Et, bien sûr, du twirling. Ils se construisent quelque chose de positif dans un entre-soi car le monde à affronter est devenu très dur.

L.H. : Les loisirs de la population se sont aussi considérablement réduits. F.R. : Bien sûr, c’est ce qu’on appelle se faire des petits plaisirs. Je ne veux pas dépeindre un tableau noir ; les gens s’adaptent à l’intérieur de tout ça. C’est effectivement sur les loisirs qu’on est venu prendre en premier lieu. Je ne supporte pas d’entendre, quand je vais à Amiens-Nord ou ailleurs, que des gamins ne vont pas au club de foot parce qu’il faut payer l’assurance, les chaussures, etc.

L.H. : Il semble que la souffrance économique des gens soit née juste après le Covid. L’avez-vous constaté ? F.R. : Je pense en tout cas que le début de l’inflation, ce n’est pas la guerre en Ukraine. J’ai été interviewé par BFM TV au moment où le prix de la baguette augmentait. J’avais dit que celle-ci était un bon symbole de l’inflation car tout à l’intérieur de ce produit augmentait : le prix du blé, donc de la farine, mais aussi de l’énergie et du prix du papier d’emballage. On est dans un petit élément concentré de l’inflation. Si on ne voit que la guerre en Ukraine, on efface ce qu’il y a de structurel dans l’inflation au profit du seul élément conjoncturel. C’est pourquoi l’indexation des salaires sur l’inflation relève de l’évidence. Ça ne se fait pas car il y a une politique qui va en faveur des entreprises, des actionnaires, une politique pour les riches. Du temps de l’indexation des salaires sur l’inflation, c’était les entreprises qui payaient l’inflation. Ceci dit, je ne suis pas anti-inflation même si ça peut paraître bizarre. Dans les années d’après-guerre, l’inflation a été un des moteurs de l’économie. Il faut juste savoir qui paie l’inflation. Je suis, dans la durée - pas de manière brutale -, pour une hausse du budget des ménages consacré à l’alimentation.

« Les paysans ne sont pas assez payés »

L.H. : Pourquoi ? F.R. : Je pense que les paysans ne sont pas assez payés pour leur travail. Si on veut que l’agriculture soit plus verte, avec moins d’intrants à l’intérieur, qu’elle soit de proximité, ça suppose de payer davantage. On a désorganisé les marchés agricoles ; je rappelle les outils qu’il y avait : un quota d’importation, un quota de production (…). Ça permettait de réguler les marchés (…). Si on veut améliorer l’agriculture, on ne pourra pas avoir des prix de production qui sont aussi bas. Il faut l’assumer. C’est l’État qui doit organiser tout ça. Aujourd’hui, le problème est effectivement dans les prix, mais il est essentiellement dans les salaires. Ça fait presque quarante ans qu’on a des salaires qui sont quasiment bloqués. Celui d’un enseignant en entrée [de carrière] en 1980, c’était 2,1 fois le Smic. Aujourd’hui, on est passé à 1,2 fois le Smic. Il y a une « smicardisation » du métier d’enseignant. Les ouvriers qualifiés du bâtiment étaient à 36 % au-dessus du Smic en 2000 ; aujourd’hui, ils ne sont plus qu’à 13 % au-dessus du Smic. Il faut un relèvement des salaires. Or, l’objectif du capital est de réduire les coûts de ceux-ci. Ça ne donne pas envie aux gens de devenir conducteur de train ou d’autocar, ou de travailler comme infirmière ou professeur… Il faut qu’il y ait statut et revenu. Il y a tout un enjeu ; on est dans un moment possible où, potentiellement, le travail pourrait reprendre la main sur le capital. Pour des raisons démographiques, il y a moins de travailleurs. On voit la pénurie : quand il s’agit de réparer des centrales nucléaires, on est obligé de faire venir des soudeurs des États-Unis ou du Canada. Toute une série de métiers qu’on appelle « en tension », comme auxiliaire de vie par exemple. Ça, ça doit favoriser un rapport de force en faveur du travail face au capital. Or, tout l’enjeu des réformes menées par Macron est de maintenir le rapport de force favorable au capital. Je vois trois lois qui sont comme une espèce de trépied. La loi sur le chômage qui dit : tu es chômeur, tu étais cariste dans le Nord, tu devras devenir serveur sur la côte d’Azur. La deuxième loi concerne les retraites. Les retraites, en passant à 64 ans, vont étendre le réservoir de main-d’œuvre ; on va instaurer la concurrence à l’intérieur ; on va avoir de 90 000 à 100 000 précaires de plus ; on va faire baisser les salaires de 3 % sur dix ans, c’est prévu. La troisième réforme à venir, c’est sur l’immigration. On va nous proposer une immigration sous condition d’emploi, ce pour étendre à nouveau le réservoir de main-d’œuvre. Et pouvoir rétablir de la concurrence à l’intérieur du travail. Et pouvoir maintenir un rapport de force favorable au capital. Et ce à un moment où ça pourrait s’inverser. Quand on parle de l’inflation, il y a certes des problèmes de prix, le prix de l’énergie qui peut être régulé, le prix des marges de l’industrie agroalimentaire, etc. mais il faut regarder le volet salaire. Un truc simple : les Français doivent pouvoir vivre de leur travail. C’est pour ça que je me bats.

« Un homme tout seul, là-haut, qui décide »

L.H. : Quels sont vos projets journalistiques et/ou littéraires ? F.R. : Malheureusement, je n’en ai pas. J’aurais voulu tourner un film mais j’ai raté ; on a loupé le coche ! (Rires.) Et les bouquins, j’en ai fait deux en un an. (…) Je me demande comment on va donner un débouché politique à une lutte sociale. Toute lutte sociale, qu’elle soit victorieuse ou défaite, il faut qu’elle ait un débouché politique. Le débouché politique de Mai 68, ce fut Mai 81 ; le débouché politique de 95, ce fut 97. Le débouché de 2010 (Sarkozy), ce fut 2012. Telle est ma réflexion en cours. Il y a un puissant combat pour les retraites, qui est entre l’espérance et la résignation. L’aspiration la plus simple est le droit de pouvoir vivre des années en bonne santé quand on est âgé. L’évidence, c’est de partir à 60 ans quand on travaille dans des métiers pénibles. Il faudrait le repas à un euro pour les jeunes ; un nouveau contrat pour la jeunesse. Il y a un désir de justice fiscale aussi. Il ne faut plus toujours faire payer les mêmes. Enfin, on aboutit à une crise démocratique ; quand c’est un homme tout seul, là-haut, qui décide… de la même manière que la crise des Gilets jaunes n’a pas été résolue. La question, c’est comment, pour tous les gens qui se sont battus pour la retraite, on fait entrevoir un rayon de soleil en disant : il y a une lumière à l’horizon. Ce n’est pas seulement de dire : « On est contre la réforme de Macron. » Il faudrait, par exemple, être favorable aux péages gratuits ; comment réinventer les vacances pour tous ? Trains illimités à 10 euros par mois. Des mesures qui sont de cet ordre-là portées par le mouvement syndical qui, par son unité, par ses choix, a été capable de pousser un mouvement puissant ; il y a eu des millions de personnes dans la rue à plusieurs reprises dans une France à froid. Les syndicats ont aussi le rôle de rallumer la lumière et de ramener l’espérance au-delà d’être contre la réforme Macron. Il faut transformer tout ça en du « pour », en du positif. Comment on passe de 1934 (manifestations contre le fascisme) à 1936, le Front populaire, ce dans une crise post-29 dans laquelle les mesures qui furent prises étaient des mesures néo-classiques (…). Il n’y a pas de fatalité ; il y a des choix que les sociétés opèrent. Je pense que le mouvement syndical a une responsabilité pour nous à déboucher sur une belle espérance plutôt que sur une résignation et du ressentiment.

Propos recueillis par François MILAN

Mots clés :

Somme

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