François Milan
Entretien avec Perrine Poupin, sociologue

Retraites et Gilets jaunes, ces mouvements populaires inédits

par François MILAN
Publié le 21 avril 2023 à 17:16

La sociologue Perrine Poupin, chargée de recherche au CNRS, a donné une conférence à Amiens. Elle analyse le phénomène qu’elle compare avec les luttes actuelles. Née d’un père marin et d’une mère enseignante, elle suit et participe aux diverses manifestations populaires.

L.H. : Auprès de certains, les Gilets jaunes ont eu une mauvaise réputation ; ils sont accusés de populisme, voire d’être noyautés par l’extrême droite. Comment expliquez-vous vous ça ?

P.P. : C’est un mouvement qui a surpris car, contrairement aux mouvements syndicaux précédents, qui étaient en négociation avec le gouvernement (en termes de temps, de parcours pour les manifestations, etc.), les Gilets jaunes, eux, étaient en quelque sorte des chiens un peu fous qui arrivaient dans un jeu de quilles. Ils ont, par exemple, manifesté dans les beaux quartiers de Paris, là où les militants syndicaux, libertaires, ou même les plus radicaux, n’allaient jamais. Face à cette surprise, certains ont refermé la porte en disant qu’ils étaient populistes, voire d’extrême droite. Ce qui manque à cette grille d’analyse, c’est d’aller voir sur place. Lorsqu’on passe du temps dans les manifestations, on voit très bien la couleur politique, et, surtout, la diversité politique. Les militants syndicaux ont leurs habitudes ; quand arrive un nouvel acteur qui bouscule, il y a deux attitudes : critiquer pour que les choses ne changent pas, ou voir ce qu’il propose. Lors des manifestations contre la réforme des retraites, de nombreuses actions sont issues de celles utilisées par les Gilets jaunes : blocages, etc. On peut dire qu’il y a une sorte de « giletjaunisation » du mouvement syndical mais aussi dans l’intensité. Les gens sont passés de la manifestation classique qui a toujours cours à des actions plus originales parfois plus dures. Cela provient aussi de l’attitude du gouvernement. À mesure des années, les mouvements se construisent, s’observent. Il n’y a pas eu d’acceptation des Gilets jaunes, mais, au final, ils sont rentrés dans les mœurs.

L.H. : En comparant avec les Gilets jaunes et les autres manifestations que vous avez analysées, quelles sont les spécificités des luttes contre la réforme des retraites ?

P.P. : Nous avons évidemment le même président (Macron) qu’au moment des Gilets jaunes. En ce qui concerne les violences policières (qui existaient déjà), on les redécouvre. Les Gilets jaunes, c’étaient presque Monsieur et Madame Toutlemonde qui n’avaient pas d’expérience revendicative. En 2018, ils découvrent que la réponse de l’État n’est pas l’écoute mais la violence policière. La séquence actuelle a pris cela en compte. Les militants, les syndicalistes ont pris conscience qu’il n’y avait plus de négociation, plus de dialogue social. Résultat : le cadre d’aujourd’hui est extrêmement dur. Donc la spécificité, c’est que les gens ont analysé ce qui s’est passé les années précédentes (depuis 2015 et depuis « Nuit debout ») et l’extrême violence de la répression de l’État contre les Gilets jaunes qui, à la base, n’avaient aucune envie de renverser le pouvoir mais voulaient juste être entendus. Avant l’adoption du 49.3, les manifestations se passaient dans le calme et dans le cadre ; après son adoption (vécue comme une expérience antidémocratique très brutale), on a eu un basculement dans des formes d’actions directes car il y a cette intelligence collective qui dit « qu’on ne nous écoute pas ». Autre différence : la couverture médiatique des violences policières était très faible pendant les Gilets jaunes ; cette fois, on voit que face à la mobilisation très forte contre la réforme des retraites, il y a eu une évolution : des gens qui ont été victimes de ces violences sont invités sur les plateaux de télévision ; certains journalistes frileux jusqu’ici le sont aujourd’hui beaucoup moins. Il faut dire que cette réforme est majoritairement critiquée. Il y a des moments de télévision qu’on n’a jamais vécus avant ; des gens dénoncent.

L.H. : Les violences policières, vous les avez constatées de visu ?

P.P. : Oui ; en vingt ans de manifestations, je n’avais jamais vécu ça en France. Lors des manifestations contre la loi travail, il y avait eu un éborgné. Avant les manifestations des Gilets jaunes, on pouvait décider si l’on voulait continuer ou pas à manifester. Pendant les Gilets jaunes, alors qu’il ne se passait rien, j’ai vu des gens recevoir des projectiles. On avait l’impression que les violences policières arrivaient du ciel ; on se rend compte qu’on n’a plus du tout le choix de rester ou de partir quand on a en face les compagnies de la Brigade de répression des actions violentes motorisées (BRAV-M) ou de la BAC. J’ai pu rencontrer des blessés graves (avec séquelles à vie, des éborgnés, des gens qui avaient perdu des pieds ou des mains, etc.). La communauté des ronds-points apportait des soins aux personnes, mais ces mêmes personnes étaient très mal accompagnées juridiquement et émotionnellement. On constate donc les répercussions des douleurs physiques et mentales. Grâce aux réseaux sociaux, à chaque violence policière, il y a des images. La presse régionale a fait pas mal de portraits de blessés grave. Les gens lisent, s’informent ; des collectifs de blessé graves se sont constitués. Ça fait donc partie de l’expérience commune des gens.

TOUTE UNE HISTOIRE

- 2 juillet 1981 : naissance de Perrine Poupin à Paris d’un père marin et d’une mère enseignante. - 2003 : elle obtient une licence de biologie marine, à La Rochelle. - 2005 : elle décroche une maîtrise de géographie, puis un master de sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales. - De 2008 à 2010 : elle vit à Moscou. - De 2010 à 2014 : elle réside à Kiev, en Ukraine. - 2015 : elle revient à Paris et suit les manifestations de Nuit debout. - 2016 : elle soutient avec succès un doctorat de sociologie sur le thème des mouvements protestataires. - De 2018 à 2019 : elle suit les Gilets jaunes.