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Regards d’ici, regards d’ailleurs

Être médecin à Mayotte

Publié le 24 février 2022 à 18:53

Isolée entre Madagascar et la côte du Mozambique, Mayotte se situe dans l’océan Indien. L’île aux parfums exotiques est le plus petit département français d’Outre-mer. Avec 682 habitants par kilomètre carré, c’est le plus densément peuplé. C’est ici que Marion Caillé, médecin généraliste, a choisi d’exercer.

  • Les paysages sont magnifiques. Vous n’êtes probablement pas là par hasard. Quelles ont été vos motivations ? Pas seulement les coraux et le lagon ! Pour beaucoup de Mahorais, les conditions de vie sont difficiles. Pour moi, ça a été tout un chemin avant d’arriver ici. Dès mes études, j’ai développé un intérêt pour le soin de populations fragiles et les difficultés médico-sociales. J’ai fait un stage au Bénin. J’ai ensuite travaillé en Permanences d’accès aux soins de santé (PASS), facilitant la prévention et la prise en charge de personnes en situation précaire. J’ai également travaillé en prison, en addictologie puis en dispensaire en Polynésie française et effectué des missions dans des camps de réfugiés installés autour de Calais. J’ai toujours préféré exercer loin des gros centres techniques. Après plusieurs expériences professionnelles, je me suis installée en milieu rural, en métropole. Mais pour des raisons familiales, ça ne s’est pas passé comme souhaité. Le naturel est revenu au galop. Des copines et collègues m’avaient parlé de Mayotte. Il y a toujours des postes vacants, alors j’ai tenté. Ça va faire trois ans que je suis là.
  • Comment s’organise l’accès aux soins sur l’île ? Quelles sont vos conditions de travail ? Le Centre hospitalier de Mayotte comporte cinq sites. L’hôpital de Mamoudzou concentre le plateau technique. Quatre centres de soins de référence sont délocalisés. Ils s’articulent avec des dispensaires où on assume des consultations et des actes de prévention pour la population. Je suis salariée, au centre de Mramadoudou, le plus éloigné de l’hôpital, au sud. Il faut compter une heure de trajet en l’absence d’embouteillage. Quand on y pense, c’est similaire à certaines zones isolées de métropole. On tourne entre le centre de Mramadoudou et les dispensaires de Bandrélé, Bouéni et Dembeni, sans radiologie ni laboratoire sur place. En dehors de tests de base, tout est à Mamoudzou. Nous assumons la permanence des soins, 24 heures sur 24. En cas d’urgence vitale, nous pouvons parfois arriver sur les lieux avant l’équipe du Samu (Service d’aide médicale urgente). Mon collègue est parti hier sur un arrêt cardio-respiratoire dans une zone accessible seulement à pied, dans la boue. Moi, je suis intervenue auprès de deux blessés graves après un accident de la route, puis auprès d’un patient en état de mal épileptique. Mais je ne suis pas urgentiste, alors je fais ce que je peux. Les urgentistes nous proposent parfois des formations pour le maintien de nos compétences. Je me suis formée en échographie. Même si je débute, ça me permet de débrouiller des pistes. Les ambulances du centre médical transfèrent les patients. Si une présence médicale est nécessaire pour sécuriser le transport, le Samu nous envoie une équipe, ou un hélicoptère. Les centres de référence comme le mien ont une maternité. Les sages-femmes sont compétentes, mais pas à l’abri de complications. Il n’y a ni pédiatre, ni gynécologue, ni anesthésiste pour pratiquer les péridurales. Alors on espère toujours que tout se passe bien, sinon il faut transférer à Mamoudzou. Le généraliste n’est appelé en maternité qu’en cas de problème. Pour une grossesse à risque, on conseille à la future maman d’accoucher à Mamoudzou. Encore faut-il y arriver : c’était mon cas mais ma fille est née à mi-chemin, dans l’ambulance !
  • Vous avez exercé la médecine en France métropolitaine, en Polynésie française, et maintenant à Mayotte. Les maladies sont-elles différentes ? Ce sont parfois les mêmes qu’ailleurs : bronchites, diabète, hypertension, asthme, cancers, problèmes de thyroïde, dermatologie. Mais la gestion est particulière. Beaucoup de gens ne sont pas affiliés à la Sécurité sociale. L’accès aux traitements est limité à ce que nous pouvons délivrer au centre médical, ou à ce que les patients peuvent se payer. La consultation en dispensaire, gratuite pour les enfants, coûte dix euros aux adultes. Les plus démunis sont souvent en rupture de traitement. Je les revois avec une maladie déséquilibrée ou à un stade plus avancé. Des pathologies sont plus présentes ici : drépanocytose, dengue, leptospirose, quelques paludismes des Comores ou de Madagascar. Le taux de dénutrition infantile est plus proche de celui de l’Afrique que de l’Europe. Il y a aussi la lèpre, la tuberculose. Ces maladies ont des équipes dédiées mais il faut savoir les détecter. Des réfugiés arrivent des Comores en bateau dans des états parfois dramatiques, dans le but de se soigner. Les spécialistes manquent. Il n’y a que deux cardiologues pour l’ensemble de l’île. Nous n’avons ni endocrinologue, ni dermatologue, ni neurologue, pour ne citer que quelques exemples. Il faut avoir une bonne connexion internet pour les télé-avis !
  • L’accès aux soins semble limité, comme en métropole, du fait du manque de professionnels. Mais pensez-vous que certaines personnes ne se soignent pas pour des raisons financières ? 77 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, contre 14 % en métropole. La Couverture maladie universelle (CMU) n’existe pas à Mayotte. Certains Mahorais retardent l’accès aux soins, ou y renoncent. Un dispositif a été mis en place pour assumer le reste à charge des affiliés à la Sécurité sociale. Mais j’ai l’impression que peu de personnes en ont connaissance. D’ailleurs, nous informons les patients que nous recevons de cette aide dont ils peuvent bénéficier. Après la consultation, les difficultés financières constituent un frein à l’accès aux professionnels de santé, aux infirmiers libéraux, aux kinésithérapeutes, aux médicaments, à tout. Les mammographies sont réalisées en secteur privé et facturées environ 130 euros. Suspecter un cancer du sein peut conduire à détourner les moyens : faire une échographie, demander un avis spécialisé ou une évacuation sanitaire (EVASAN) vers la Réunion. Heureusement, nous avons une oncologue qui nous aide beaucoup ! Des pathologies chroniques ne sont pas régulièrement suivies car les gens ont été expulsés ou ont eu peur de l’être par la Police aux frontières (PAF). L’Aide médicale d’État (AME), dédiée aux personnes en situation irrégulière, n’existe pas non plus. Quand je travaillais en PASS, les assistantes sociales, dont on manque cruellement ici, arrivaient à débloquer des situations et faire ouvrir des droits. Pour ces patients, les dialyses par exemple, réalisées en secteur privé, ne sont accessibles que quand leur état de santé devient catastrophique.
  • Il semble bien que la misère n’est pas moins pénible au soleil. Mais y a-t-il des problématiques spécifiques à Mayotte ? Ah oui ! Ici 46 % de la population est en situation irrégulière et n’a pas l’AME. Une dame a attendu des mois son EVASAN pour une tumeur cérébrale, parce que son dossier passait de mains en mains. Heureusement que cette tumeur était bénigne ! En général, les urgences vitales sont quand même prises en charge rapidement. 40 % des habitations n’ont pas l’eau courante. Des diabétiques n’ont pas de frigo pour conserver l’insuline ou ne sont pas autonomes. Ils viennent faire leurs injections tous les jours au dispensaire. Faute d’alimentation équilibrée ou régulière, le diabète est difficile à stabiliser. On devient plus tolérant dans les objectifs recommandés. Je pense qu’on surtraite, par anticipation, parce qu’on craint que les gens ne reviennent pas. Si une plaie est à risque d’infection, on prescrit tout de suite des antibiotiques. Pareil pour les diarrhées, même si on n’a pas reçu les résultats d’analyse des selles. Ce n’est pas spécifique à Mayotte, mais peut-être plus fréquent. Tout est ralenti : les délais sont longs pour obtenir un avis spécialisé. Parfois, les gens ne peuvent pas payer le transport. Ou ils s’en privent par crainte de la PAF. D’autres fois, ils se déplacent, mais le spécialiste supposé assurer une mission d’intérim n’est pas venu. Certains Mahorais affiliés à la Sécurité sociale finissent parfois par se rendre à leurs frais à la Réunion ou en métropole pour que ça avance plus vite, ou pour accoucher. C’est tellement difficile de tout résumer ! Il y a des mineurs isolés, dont les parents sont aux Comores ou décédés pendant le trajet en bateau. Il y a la barrière de la langue. 50 % des consultations requièrent des agents qui nous aident et traduisent. De nombreux enfants sont déscolarisés. D’autres en situation de handicap n’ont pas de prise en charge adaptée. Le moindre dysfonctionnement fait perdre du temps. On a passé des mois sans IRM car la machine était en panne, des mois sans médecin de Protection maternelle et infantile. Beaucoup de médecins viennent pour des contrats très courts, d’un à trois mois. Ils ne connaissent pas les rouages du parcours de soins. Le suivi des patients s’en ressent : il faut à chaque fois reprendre le dossier, l’histoire, face à des gens qui ne connaissent pas souvent leur maladie, pour qui le temps et les dates sont des notions lointaines. Culturellement, on n’a pas le même rapport aux événements, aux symptômes.
  • La pandémie de Covid-19 a touché l’ensemble de la planète. La vaccination a déclenché des affrontements aux Antilles ou à Saint-Pierre-et-Miquelon. Comment vous semble-t-elle avoir été accueillie à Mayotte ? Il y a eu toutes sortes de réactions, un peu comme partout, je pense. Les gens avaient très peur du Covid au début, puis ils ont eu très peur du vaccin. Ensuite ça s’est équilibré. On n’a eu qu’une seule marque de vaccin ici : Pfizer. Ça a déjà évité les questionnements sur « lequel faire ou pas ? ». Beaucoup de gens ont fait le vaccin pour pouvoir prendre l’avion, d’autres par conviction. Mais il n’y a pas eu de grosse opposition.
  • La municipalité de Chirongui a été choisie pour accueillir la première clinique privée de l’île. Pensez-vous que cet établissement privé sera réellement utile ? Je suis au courant depuis peu. Spontanément, je dirais que toute offre de soins supplémentaire est bienvenue à Mayotte. Surtout que seraient évoqués des pôles handicap, oncologie, et radiothérapie : des services tellement importants, dont on manque vraiment. Alors pourquoi pas ? Ceci dit, parmi les patients que je reçois, peu ont une mutuelle. Peut-être est-ce différent pour ceux qui consultent des médecins libéraux. Alors je ne sais pas quel succès ça aura. Mais franchement on manque tellement de médecins, de places, de spécialistes, de ressources pour la prise en charge du handicap. Ce sera toujours ça en plus. Et puis tout est centralisé à Mamoudzou, ce qui limite l’accès aux soins. Alors c’est bien de se dire qu’il y aurait une option plus proche, en attendant le deuxième hôpital qui devrait être construit à Combani dans les dix ans. En revanche, la construction d’une clinique et d’un hôpital nécessitera des médecins, des professionnels. Je ne sais pas comment les postes seront rendus attractifs. Y aura-t-il des avantages, des incitations financières soumises à la durée d’engagement ? Beaucoup de points restent à développer.
Entretien réalisé par Lydie LYMER