Le temps de Giorgia

par Stefania Nardini
Publié le 31 octobre 2022 à 12:40

Alors que la dirigeante de l’extrême droite Giorgia Meloni s’installe aux commandes de l’Italie après une poignée de mains avec Emmanuel Macron comme si elle était une dirigeante banale, l’écrivaine Stefania Nardini auteur notamment de « La combattente » et de « Jean-Claude Izzo, histoire d’un marseillais » [1] s’interroge : « Comment en est-on arrivé là ? ». Une question qui fait écho à l’ascension actuelle de Marine Le Pen. Une réponse dont nous publions un large extrait.

Je n’avais pas la boule de cristal quand, il y a environ deux ans, j’ai annoncé au journaliste-président de La Marseillaise, Léo Purguette, que Giorgia Meloni était destinée à occuper le rôle de Premier ministre. Pourquoi ? C’est simple : elle s’est engagée en politique, en occupant les espaces délaissés depuis des décennies pour construire une force d’opposition. Les Italiens, pour reprendre les mots de Zygmunt Bauman, sont un peuple liquide, qui se déplace d’un pôle à l’autre dans le brouillard de la désorientation. Cela ne signifie pas du tout qu’il n’y a pas de forte demande de politique. Au contraire. Cela a été démontré d’abord par la montée en puissance de Berlus-coni, puis par le consentement donné au parti « en ligne » des défaitistes, le Mouvement cinq étoiles, dirigé par Beppe Grillo. Sans oublier la Ligue de Salvini. Et la gauche ? Le Parti démocrate héritier du grand Parti communiste ? La métamor-phose de l’ancien PCI, plus que kafkaïenne, fut un délire dans lequel l’identité historique a été sacrifiée sur l’autel du libéralisme. Un parcours ponctué de deux événements : l’ef-fondrement du mur de Berlin et l’affaire Mani Pulite [2] qui, dans les années 1990, a anéanti toute une classe dirigeante avec des mandats d’arrêt délivrés par les partisans de cette « révolution  » : les magistrats. Et les Italiens, même ceux d’une certaine classe moyenne qui s’étaient enrichis grâce à la « tolérance » de la Première République (argent facile pour les activités au noir, double ou triple travail illégal) ont applaudi ces nouveaux leaders en robe qui ont transféré la révolution de la rue dans les tribunaux. (...)Dans le chaos du « tintement des menottes  »,comme l’a dit le président de la République de l’époque, Scalfari, un besoin d’équilibre s’exprimait dans le pays. La réponse est venue de Silvio Berlusconi dont les vicissitudes sont bien connues.

Berlusconi fini, qu’a fait la gauche italienne et en particulier l’ancien PCI ? À part changer de nom, comme s’il s’agissait d’une robe pour aller à un dîner de gala, il a abandonné le militantisme pour se consacrer à la gestion d’appareils en perdant toute relation avec la société réelle, avec les classes les plus pauvres qui ont trouvé des réponses dans les associations de solidarité mais pas dans la politique de gauche.C’est alors que les gens de Giorgia se sont engagés dans une hégémonie culturelle en menant des luttes pour le logement, des protestations contre les Roms ou contre la vie chère avec la volonté de donner la parole à ce peuple liquide en quête d’une identité perdue.« Je suis une femme, je suis une mère  », écrit Giorgia Meloni dans sa biographie publiée par Rizzoli, qui est depuis des mois en tête des ventes de livres.Et aujourd’hui, elle est la première femme Premier ministre de la République italienne, alors qu’au sein du Parti démocrate, on discute encore des quotas de femmes et de la faible présence de candidates aux dernières élections.

Giorgia, banale comme la dame de la porte d’à côté, qui porte la douleur d’un père absent, et sa jeunesse aux couleurs de la flamme tricolore, a bien travaillé. Elle s’est concentrée sur l’émotivité d’un peuple au sein duquel, comme l’écrivait Pasolini, « le fascisme des antifascistes  »resurgit de façon cyclique.Non, la boule de cristal n’était pas néces-saire pour imaginer son ascension. Nanni Moretti, dont Meloni est fan, l’avait deviné dans une scène de son film Aprile.« D’Alema dis quelque chose ! Quelque chose de gauche ! ».Massimo D’Alema était alors président du conseil et secrétaire de l’ancien PCI qui avait changé de nom. C’était en 1998.C’était une prophétie !

Notes :

[1Jean-Claude Izzo, histoire d’un marseillais » (1) Éditions des Fédérés

[2Mani pulite (en français « Mains propres ») désigne une série d’enquêtes judiciaires réalisées au début des années 1990 et visant des personnalités du monde politique et économique italien.