Marie Pessemier-Deboudt

« Le véritable enjeu est la transformation du modèle patriarcal »

Publié le 3 mars 2022 à 20:45

Quelques jours avant la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, nous avons rencontré Marie Pessemier-Deboudt. La directrice du Centre d’information sur le droit des femmes et des familles (CIDFF) pour le Nord (Lille-Métropole, Hainaut, Sambre-Avesnois, Cambrésis) revient sur les principaux points d’un plaidoyer de la fédération nationale des CIDFF à l’attention de candidats à l’élection présidentielle (lire ci-dessous). Les progrès en matière d’égalités entre les femmes et les hommes ne doivent pas cacher l’énorme travail qu’il reste à accomplir. Il faut surtout, dit-elle, se donner pour objectif la transformation du modèle patriarcal.

  • Quelles sont les principales avancées en matière de droits des femmes, ces dernières années ? Nous avons constaté deux leviers fondamentaux. D’abord la libération de la parole des femmes. Pour le coup les politiques publiques n’y sont pas forcément pour grand-chose, mais c’est un levier fondateur. Et surtout, le fait n’est pas seulement que les femmes parlent, c’est qu’elles se savent désormais écoutées. Des efforts significatifs ont été réalisés en termes de communication vers le grand public et les professionnels sur la sensibilisation, sur la question des violences et sur l’accueil de ces femmes. Il y avait en effet un gros déficit de compétences dans les commissariats, les gendarmeries et au niveau de la justice aussi. Or, il y a eu un effet de rattrapage à travers les formations des professionnels de la justice, du droit, des forces de sécurité.
  • Avec des exceptions comme le cas de ce fonctionnaire de police, à Paris, qui a été suspendu pour avoir insulté une victime. Oui, quand je dis qu’il y a eu de gros efforts, cela ne veut pas dire que l’on est au bout du chemin. Cela ne veut pas dire que tous les acteurs sont bien formés aujourd’hui pour accueillir de manière bienveillante et convenable les victimes de violences sexistes et sexuelles. Il y a eu un cap, mais il reste beaucoup de travail à fournir sur la prise en charge des victimes mais aussi sur la prise en charge des auteurs de violences. Car, même si c’est encore insuffisant, il existe aujourd’hui une politique de prise en charge des auteurs. Il y a une politique de sanction bien sûr, mais il y a aussi une politique éducative avec hébergement qui permet de faire un travail sur le volet de la prévention de la récidive.
  • Vous croyez que les moyens mis sur la table sont suffisants ? Nous sommes sur des politiques publiques assez fragiles. Depuis longtemps, les budgets alloués aux droits des femmes sont insuffisants et ils le restent. Dans notre plaidoyer adressé aux candidats à la présidentielle et aux législatives, il y a une feuille de route d’action. Nous avons aussi co-signé un autre plaidoyer avec le #EcoutezNousBien qui demande le fameux milliard sur un ministère de plein droit pour le droit des femmes. Car vous savez très bien que quand on est sur de l’interministériel, on prend des marges partout pour tenter de constituer un budget. Nous demandons un budget de plein droit et massif. Si l’on veut un réel effet correctif, il faut un plan Marshall.
  • Quelles sont les avancées dans le Nord, votre zone de compétence ? Nous avons été dotés un peu sur le volet accompagnement des victimes au plan psychologique. Nous avons pu créer trois postes de psychologue sur le département du Nord, dont un sur Dunkerque. Ensuite, pendant le confinement, des actions ont été menées dans les hypermarchés pour alerter sur la question des violences intrafamiliales. Au niveau justice, il y a eu une amélioration de la protection des femmes, même si cela reste insuffisant, sur la mise en œuvre de l’ordonnance de protection. Je pense quand même que, dans les commissariats, il y a un focus réel sur les violences faites aux femmes et les violences conjugales. Sur le commissariat de Roubaix, on a constaté la création d’une brigade dédiée. C’est intéressant car ce sont des agents du commissariat qui sont formés et dédiés à l’accompagnement des victimes et au suivi des procédures. Ce qu’il faut aussi relever, c’est une mobilisation de nombreux acteurs qui jusque-là s’étaient peu investis sur cette question. Je pense par exemple à l’école. Nous sommes beaucoup intervenus en milieu scolaire, cette dernière année, de manière très significative et exponentielle. L’école essaie de mettre en œuvre des propositions de mobilisation et de prise en charge.
  • Quels sont vos regrets ? Globalement, nous ne sommes pas encore au niveau. Nous restons avec un nombre de féminicides extrêmement important. Quand on analyse ces situations, on se rend compte qu’il y a très souvent des défaillances institutionnelles et de prise en charge. C’est très problématique. Et puis, ce qui fait encore défaut, c’est le travail sur les zones rurales. L’accès au droit pour les femmes en ruralité est un vrai sujet. Quand vous êtes sur une métropole comme celle de Lille, vous disposez d’un nombre d’associations spécialisées important. En zone rurale, il existe peu de structures. D’ailleurs, l’accès au droit des femmes en ruralité est inscrit dans notre plaidoyer.
  • Où en est-on en matière d’emploi et de formation ? Au CIDFF, nous travaillons beaucoup sur l’autonomie des femmes à travers des politiques d’insertion ou en relais de ces politiques. Et nous travaillons aussi beaucoup sur l’accompagnement à la qualification des femmes. Il y a en effet un vrai souci d’accès à un emploi de qualité, reconnu et valorisé. Nous avons notamment un public de femmes en situation de monoparentalité. Pour elles, c’est la double-peine. Car en plus d’être les premières victimes des inégalités de genre - entendez par là qu’elles portent à la fois toute la responsabilité logistique, affective, de droit, financière de la famille -, elles sont très peu employées parce qu’elles n’ont pas de qualifications ou parce qu’elle ne sont pas en disponibilité. Et quand elles sont employées, elles le sont dans des champs où les conditions de travail ne sont pas acceptables. C’est par exemple le cas pour le secteur des services à la personne, avec des emplois fractionnés et des salaires pas très éloignés du RSA. Pour nous c’est un vrai sujet. Imaginez une femme qui se lève très, très tôt, qui dépose ses enfants à la crèche, voire dans plusieurs endroits différents, pour aller s’occuper des enfants des autres en ville. C’est une problématique que nous rencontrons fréquemment. Ce sont des femmes qui sacrifient la qualité de leurs relations avec leurs enfants et qui sacrifient le mode de vie de leurs enfants.
  • Celles que l’on a appelées les « premières de corvée » ont été oubliées. C’est aussi un de vos regrets ? Notre équipe est elle-même concernée. Dès la sortie du premier confinement, nous avons repris une activité en présentiel que nous n’avons d’ailleurs jamais vraiment arrêtée puis que nous avions continué à travailler sur les situations violentes. Les soignantes, les aides à la personnes, les caissières, toutes ces femmes peu reconnues et peu gratifiées ont servi de pare-feu dans cette situation difficile. Et tout le monde n’a pas perçu de prime. Les premières de corvées restent les grandes oubliées évidemment.
  • Nous avons vu récemment une mobilisation importante des métiers de l’humain. Pensez-vous que l’on assiste à une grande prise de conscience qui pourrait faire évoluer la situation de ces femmes à court terme ? Je ne sais pas, mais ce que je perçois c’est que les salariées des « métiers de l’humain » sont assez déterminées à réclamer et à prendre la place qui leur revient. Je sens aussi, au sein de nos équipes, une détermination à demander de manière juste la valorisation du travail de l’humain.
  • Comment les choses évoluent-elles en matière d’éducation ? Le rectorat met en place depuis quelques années des « sentinelles », c’est-à-dire des référents à l’égalité dans les établissements scolaires. Ce sont des personnes formées pour ce faire. Concrètement, il est intéressant de voir que le champ de l’éducatif est de plus en plus mobilisé comme un acteur de la lutte contre les inégalités et contre les stéréotypes. Mais je ne suis pas certaine que tous les enseignants soient suffisamment formés pour répondre à certaines situations qu’ils rencontrent dans leurs établissements. Parfois je pense qu’ils sont démunis en termes de déconstruction de discours. Mais nous-mêmes sommes confrontées à des discours de jeunes gens et d’adolescents, qui, par exemple, revendiquent le droit à utiliser son corps comme une marchandise. C’est assez perturbant. Sur le volet sexualité il y a là aussi un gros travail à faire. Notre plaidoyer le réclame. Il y a un vrai besoin d’informer, il faut le faire dans les écoles.
  • Et dans le domaine de la santé des femmes ? Nous voulons bien-sûr un accès à une santé de qualité. Nous faisons des demandes pour le droit à l’avortement. Cela reste un champ de combat. L’accès au suivi gynécologique est aussi un pan important et c’est encore plus vrai en ruralité avec les déserts médicaux. Et puis, sur les maladies comme les cancers féminins, de nombreux dépistages précoces ont diminué dans certains territoires depuis le confinement. Un grand travail d’information est nécessaire, et il faut le faire finement, au niveau local, avec les différents acteurs comme les centres sociaux, les acteurs locaux de la santé. Il faut pouvoir travailler avec les habitants sur ces questions.
  • Quelle est finalement la question que vous souhaitez mettre en avant ? Celle de la transformation de la société ! On peut accompagner des victimes, on peut judiciariser les parcours mais pour moi, le vrai enjeu, c’est la transformation du modèle de société. Tant qu’on ne transformera pas les rapports sociaux de genre entre les hommes et les femmes, on aura toujours des féminicides, des femmes victimes de violences, des inégalités salariales, de la précarité des femmes en moparentalité. Je pense qu’on ne fait pas ce travail de transformation suffisamment tôt dans la vie des citoyens et des citoyennes. On devrait mener des réflexions avec les plus jeunes et même en PMI, avec les jeunes parents. Car d’emblée, quand on devient parent, on peut transmettre des stéréotypes de genre. Viser vraiment une transformation du modèle patriarcal, c’est vraiment un enjeu primordial.

Propos recueillis par Philippe ALLIENNE