DR
Entretien avec Tristan Haute

« Les principaux promoteurs de la démocratie sont les opposants à la réforme des retraites »

par Philippe Allienne
Publié le 3 avril 2023 à 10:07

« Si la démocratie, c’est respecter la Constitution, il est assez facile d’être démocrate. » Ainsi Tristan Haute, maître de conférences en sciences politiques à l’Université de Lille, répond-il à ceux qui rappellent que l’utilisation de l’article 49.3 pour faire adopter la réforme des retraites par l’Assemblée nationale n’a rien d’antidémocratique. « Le passage en force et l’attitude du président et du gouvernement durant cette crise sociale font craindre un réel danger pour notre démocratie. »

Liberté Hebdo : Au vu du conflit autour de la réforme des retraites et de la manière dont il a évolué depuis janvier, peut-on dire que la démocratie est en danger ? Tristan Haute  : Oui, la situation est de nature inquiétante. Oui, la démocratie est en danger. Encore faut-il se mettre d’accord sur ce que l’on entend par démocratie. Le mouvement social actuel est assez révélateur de la perception et de l’attente démocratique qui sont très différentes entre, d’un côté, le gouvernement et, de l’autre, les manifestants. Il est difficile d’appeler à la défense de la démocratie [comme on l’a fait avec l’appel à voter contre l’extrême droite au second tour de la présidentielle, ndlr] quand, finalement, la démocratie que promeut le gouvernement est extrêmement dévitalisée. Les citoyens sont renvoyés à un rôle assez passif. On attend d’eux qu’ils votent tous les cinq ans pour un président et, ensuite, on veut qu’ils soient déférents vis-à-vis des élites politiques et que leur vote soit le seul mécanisme de légitimité.

LH : On cite souvent le désengagement des citoyens comme l’une des menaces contre la démocratie. Êtes-vous d’accord ? TH : Il existe des phénomènes de dépolitisation chez les jeunes des classes populaires qui ne sont ni en études, ni en emploi, qui sont souvent oubliés des organisations de jeunesse et envers qui il y a un vrai travail politique à faire. Ce n’est pas le cas chez les jeunes scolarisés et les jeunes travailleurs. Mais ils développent une forme de rapport critique au vote. Si l’on prend en compte les autres formes de participation, on voit bien que, selon des modalités différentes, beaucoup de jeunes s’intéressent à la politique et alimentent les mobilisations sociales.

LH : Comment aborder la défense de la démocratie ? TH : Le risque, quand on parle de défense de la démocratie, c’est d’en galvauder le terme. C’est finalement se contenter de défendre la démocratie des élus, la démocratie verticale qui ne correspond plus vraiment aux attentes des citoyens. D’ailleurs, la conception qu’en a Emmanuel Macron ne s’articule même pas avec la démocratie sociale. Son respect des par tenaires sociaux est limité. Cette conception ne s’articule pas plus avec une démocratie du public chère aux libéraux et basée sur des sondages d’opinion. Non, la démocratie à laquelle appelle le président de la République est une démocratie présidentielle. La seule légitimité dont il dispose est la sienne. Par ailleurs, on voit fleurir ou se renforcer des discours qui appellent à davantage d’autorité autour d’un chef ou à une démocratie des experts où un gouvernement éclairé par son expertise prendrait les décisions. Il faut au contraire défendre des formes d’horizontalité.

LH : Que doivent faire les partis politiques ? TH : À gauche particulièrement, il y a la volonté de se reconnecter au terrain. On a vu émerger des assemblées de circonscription, par exemple de certains députés de la Nupes. Un fonctionnement moins vertical des partis politiques leur permettra de rappeler aux citoyens que la démocratie, ce n’est pas quelques chefs qui décident.

LH : Jacques Julliard dit qu’en France, ce n’est pas le principe de la démocratie qui est en cause mais son fonctionnement. TH : Selon la définition large de la démocratie, il y a en France peu de gens non démocrates, qui ne croient pas à la démocratie en tant que principe. Par contre, il y a des critiques du fonctionnement de la démocratie parce que, parfois, elle est jugée inefficace, voire injuste ou, plus simplement, insuffisamment démocratique.

LH : Comment avez-vous reçu l’assimilation des manifestants, par Emmanuel Macron, à des factieux ? TH  : C’est ignorer les différences idéologiques entre les organisations de gauche qui portent le mouvement social contre la réforme des retraites et ceux qui, aux États-Unis, sont moteurs de contestation contre le régime et promeuvent une idéologie réactionnaire. En France, la gauche a des exigences démocratiques supérieures à celles que prône le président de la République. On pourrait même se demander si les plus attentifs aujourd’hui à la démocratie ne sont pas justement les opposants à la réforme.

LH : Pouvez-vous développer ? TH  : En s’opposant de la sorte, en mettant en place un mouvement social et en n’attendant pas que l’explosion de colère se traduise dans les urnes, ce sont justement eux qui sont les plus à même de sauver la démocratie. Parce qu’une explosion de colère dans les urnes, on ne sait pas qui cela peut avantager. Certains disent que cela va nourrir le vote en faveur du Rassemblement national. C’est possible. Ça peut aussi nourrir le vote à gauche. En tout cas, il y aura un travail politique à faire pour que cette colère se convertisse en vote et en engagement de plus long terme. Contrairement à ce que prétend Emmanuel Macron, les principaux promoteurs de la démocratie sont les opposants à la réforme des retraites, parce qu’ils promeuvent une vision de la démocratie, pas tous la même évidemment, plus ouverte, plus horizontale, plus inclusive aussi. On a vu notamment dans les mobilisations la place faite à la question féministe ou encore aux discriminations. C’est intéressant, car cela montre qu’il s’agit de mobilisations où est pensée la question des inégalités.

LH : Où est aujourd’hui l’idéal du pays des droits de l’Homme et de la démocratie moderne ? TH : La France n’est clairement plus une démocratie moderne. Notre constitution a 60 ans. Elle a montré ses limites. Elle est en décalage avec les attentes des citoyens, c’est une certitude.

LH : La crise climatique est-elle un élément qui va jouer sur la démocratie ? TH : C’est un enjeu qui va mettre la démocratie à rude épreuve. On l’a vu pendant la crise sanitaire, où il y avait encore plus de verticalité dans la pratique du pouvoir. Mais les préoccupations pour le changement climatique et l’ouverture à d’autres populations que développe la jeunesse vont de pair avec les exigences démocratiques, de plus en plus importantes. On peut espérer que le renouvellement générationnel va porter un renouvellement démocratique, comme il a pu le porter dans les années 1960 et 1970.

Tristan Haute est maître de conférences en sciences politiques à l’Université de Lille.