Réflexion sur la crise sanitaire

La Covid-19, un ennemi de classe ?

Par André CICCODICOLA et Dominique SICOT*

par ANDRE CICCODICOLA
Publié le 29 mai 2020 à 17:30

Révélatrice des inégalités sociales, l’épidémie de Covid-19 a contribué à les creuser. La crise économique qui lui succède pourrait aggraver encore les dégâts.

Selon les conditions de logement dont on dispose, le temps que l’on passe dans des transports en commun, les métiers que l’on exerce, la fatigue que l’on accumule, les pathologies liées aux conditions de vie détériorées dont on souffre déjà, même jeune, la plus ou moins grande facilité avec laquelle - pour des raisons économiques, culturelles, territoriales,... - on peut accéder aux soins, on n’a en effet pas les mêmes risques d’être contaminé par la Covid-19, ni d’être atteint d’une forme sévère. Le constat est flagrant et alarmant quand on observe la situation en Seine-Saint-Denis département le plus pauvre (28,8 % de taux de pauvreté, deux fois plus que la moyenne nationale). Au premier pic de l’épidémie, au cours de la semaine du 28 mars au 3 avril, la mortalité y a bondi de 47 % par rapport à la semaine précédente. Un triste record français. Le triptyque pauvreté-précarité-situation aggravée, se vérifie partout. Aux États-Unis, selon le Washington Post, dans le Michigan, 40 % des décès liés à la Covid-19 ont lieu dans la communauté noire qui ne représente pourtant que 14 % de la population. Au Brésil, dans l’État de São Paulo, le plus touché, le risque de mourir de ce virus est 62 % plus élevé pour les Noirs. Même situation en Grande-Bretagne où le Bureau britannique des statistiques (ONS) montre que les travailleurs moins qualifiés, surtout les hommes, courent davantage de risques de mourir de la Covid-19. C’est eux que le Premier ministre Boris Johnson invite à reprendre le chemin du travail malgré le maintien du confinement au Royaume-Uni. Ce sont aussi les plus démunis et les familles populaires qui ont subi le plus durement les mesures de confinement et la mise sur pause d’une grande partie de l’économie. Retour en France. Si 57 % des cadres ont pu télétravailler, qui plus est dans les conditions acceptables, seulement 7 % des catégories populaires ont pu y recourir. Ici comme ailleurs, l’explosion du chômage vise le bas de l’échelle. Aux États-Unis depuis le début de l’épidémie, 20,5 millions d’emplois ont été détruits (la totalité des emplois créés en 10 ans) et 33,5 millions de personnes ont demandé une allocation chômage. 37 millions d’Américains dépendent désormais de l’aide alimentaire. En France, on retrouve le même engrenage. 13,5 millions de personnes sont en chômage partiel. Le nombre d’inscrits à Pôle emploi, sans travail du tout (catégorie A) atteignait, lui, déjà 3,73 millions fin mars (+ 243 000 en un mois), et même 5,5 millions en ajoutant ceux qui alternent contrats courts et chômage (catégories B et C). Sans surprise, ceux qui sont considérés comme non ou peu « qualifiés » sont toujours en première ligne. Le taux de chômage des employés est trois fois plus élevé que celui des cadres, celui des ouvriers « non qualifiés », six fois plus élevé. Frappés de plein fouet aussi, une grande partie des auto-entrepreneurs et petits indépendants, travailleurs déjà parmi les plus pauvres et disposant de peu de protection sociale. L’un des secteurs les plus touchés est celui du tourisme qui compte ces emplois souvent peu qualifiés et précaires. Selon des évaluations basses, dans le Languedoc-Roussillon, 58 000 emplois directs sont menacés, 80 000 si l’on y intègre les emplois induits. Ces facteurs vont donc aggraver la pauvreté chronique qui frappe notre région. Elle dépasse les 20 % dans nos quatre départements du littoral, les plaçant dans les dix les plus pauvres de la France métropolitaine et d’outre-mer. Tout n’est pas perdu pour tout le monde. Total va distribuer sept milliards d’euros à ses actionnaires. Sanofi, l’un des plus grands spécialistes des vaccins au monde, près de quatre milliards. D’après l’Institute for Policy Studies, les quelque 600 milliardaires américains ont vu leur richesse cumulée gonfler de 10 %, soit 260 milliards d’euros, depuis le début de l’épidémie. Grand gagnant, le patron d’Amazon, Jeff Bezos : 23 milliards d’euros supplémentaires engrangés entre le 1er janvier et le 15 avril, soit un peu plus que le PIB du Honduras. Les gagnants du coronavirus entendent bien que cela continue. Les perdants du même clan, veulent se « refaire » rapidement. Dans une interview à La Tribune, l’économiste Lucas Chancel, qui co-dirige le laboratoire des inégalités mondiales avec Thomas Piketty et Emmanuel Saez, nous rappelle que lors d’une crise économique, les plus hauts patrimoines peuvent perdre très vite sous l’effet d’un choc boursier puis se refaire tout aussi vite et plus gros encore. Ainsi, après la crise de 2007, les 1 % les plus riches en Europe ont en quelques années dépassé leurs revenus d’avant crise, alors que les plus modestes étaient bien loin d’avoir pu reconstituer les leurs. Mais il rappelle aussi qu’après la crise de 1929, où des millions de travailleurs se sont retrouvés dans la misère, la politique du « New Deal » mise en place aux États-Unis - régulation des marchés, fiscalité très progressive et forte sur les hauts revenus et les profits, mesures en faveur des classes populaires - a permis de réduire les inégalités pendant plusieurs décennies. La suite dépend donc beaucoup du rapport de forces que ceux qui, dans tous les pays du monde, vivent de leur travail, parviendront à imposer.

*Respectivement conseiller éditorial et journaliste indépendante.