Simplifiez-nous la vie, Monsieur Delevoye !

par Franck Jakubek
Publié le 20 septembre 2019 à 18:54 Mise à jour le 21 septembre 2019

Comment imaginez- vous votre retraite ? Après des années de travail, chacun aspire à profiter un peu de la vie et le plus longtemps possible. Au fil des réformes successives, le flou s’installe. Et les plus jeunes sont submergés par le discours ambiant. Difficile dans ces conditions de mener la bataille idéologique, car c’en est une, des plus redoutables. Pourtant, commerçant ou indépendant, fonctionnaire, ouvrier, cadre ou employé, tous disent leur désarroi et leur envie de mieux vivre. D’autres choix sont possibles. Encore faut-il être nombreux dès maintenant à exprimer un désaccord avec une vision du monde étriquée, mensongère et rétrograde. Entre envie d’être disponible pour aider, peur de ne pas pouvoir jouir de son temps à cause de la maladie, crainte de ne plus disposer de ressources suffisantes, les débats doivent avoir lieu pour rassembler le plus de monde possible contre le destructeur projet qui s’avance.

De petits boulots en fac aux intérims pendant les années lycée, Sylviane, née en 1956, a commencé à travailler régulièrement à 21 ans. Elle ne pensait pas partir tout de suite en retraite. Mais cadre de droit privé dans un établissement public, son employeur a décidé de la licencier. A 63 ans, elle qui voulait continuer un peu pour améliorer sa retraite est pourtant contrainte de s’y préparer.

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« Je n’ai pas le choix. Pôle Emploi m’a clairement dit que je ne serais pas prise en charge. Et pour trouver du travail, à mon âge... » confie-t-elle. A la fin de son préavis, en janvier 2020, elle sera donc en retraite. Des situations comme celle de Sylviane sont nombreuses. Le report de l’âge légal à 64 ans inquiète donc tous les salariés. Cumuler le bon nombre de trimestres devient un casse-tête pour chaque génération.

Comme d’arriver à la retraite en bonne santé. Anne aime son métier de commerciale. De la Normandie à la Belgique, elle sillonnait la région pour vendre aux entreprises des produits pharmaceutiques, vétérinaires ou parapharmaceutiques. Aujourd’hui en longue maladie, après deux opérations lourdes le même mois, à 62 ans, elle doit se résoudre à faire valoir ses droits à la retraite.

« Je pensais pouvoir travailler deux, voire cinq ans de plus. J’ai commencé à travailler à 17 ans. Dans l’esthétique d’abord, puis comme vendeuse. J’ai fait beaucoup de métiers, y compris du porte à porte. Avec rarement de gros salaires ». La maladie l’oblige à faire un autre choix. Elle devrait normalement toucher 1342 euros brut. « Si je partais à 64 ans, je toucherais 1475 euros. Mais la santé prime ». Aujourd’hui son employeur couvre sa mutuelle, après juin il faudra qu’elle l’intègre dans son budget. Mais elle compte bien mettre à profit son nouveau temps libre pour aider des personnes âgées qui ne peuvent pas se déplacer, voir du monde et faire de la couture, sans parler des multiples idées généreuses que lui chuchote en permanence son bon cœur.

Retrouvez-ici le débat organisé à la Fête de l’Humanité entre Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, et Jean-Paul Delevoye, Haut-commissaire en charge de la réforme des retraites.

Que faire de sa retraite ?

Toute une vie de travail donc, pour une retraite qui ne permet pas de faire des folies. C’est le cas de 80 % des salariés. Ce qui permet au gouvernement de stigmatiser les « privilégiés » des 42 régimes spéciaux, souvent autofinancés, rarement déficitaires, et surtout, qui ne concerneraient que 3% des salariés ! La même division est à l’œuvre entre salariés de droit privé et fonctionnaires.

Professeure sa vie durant, Martine a fini sa carrière à l’université après des années de collège puis de lycée. Avec un premier contrat à 19 ans, elle a cumulé 43 années de cotisations avant de partir en retraite. Elle retardant son départ, elle a pu bénéficier d’une promotion qui lui permet aujourd’hui de toucher une pension un peu plus élevée. L’effet était atténué par l’augmentation de CSG et l’arrivée du prélèvement à la source des impôts.

« J’ai eu la chance de travailler à l’université. Je ne me voyais pas à 63 ans dans le secondaire. Vous imaginez ce que sera la vie des enseignants à 67 ans au collège ? » déplore-t-elle. Avec l’allongement de la durée du travail et le durcissement des conditions, la combinaison rend le métier de plus en plus âpre. « Il y a des situations très douloureuses dans le personnel de l’éducation nationale » souligne-t-elle en évoquant le cas d’un ouvrier d’entretien victime d’un Avc, avec un fils à charge encore....

Etre heureux, c’est possible

Le projet du gouvernement n’est guère encourageant. « L’administration nous demande de plus en plus d’actions à mener avec les élèves, sans parler des préparations, des corrections, sans avoir d’heures en plus. Nous avons le sentiment de travailler plus pour gagner moins », s’insurge Nathalie qui enseigne les SVT, les sciences de la vie et de la terre, depuis vingt ans. Avec un début de carrière à 25 ans, après ses études, elle trouve injuste qu’on lui impose de travailler jusque 67 ans sans garantie même sur le montant de sa retraite.

« Nos syndicats nous ont bien informés sur le fait que nos retraites seraient calculées désormais sur l’ensemble de la vie professionnelle et non plus sur les six derniers mois. Mon traitement a été pendant longtemps de 1800 euros net par mois. Je n’ai passé la barre symbolique des 2000 euros qu’il y a cinq ans » , confirme l’enseignante.

A mi-parcours donc, elle est aujourd’hui bien en peine d’évaluer le montant de sa future pension. C’est le cas aussi de Rosalie. La souriante quinqua est « à des années lumière du calcul de (sa) retraite ».

Infirmière, elle travaille pour le Département auprès des enfants. Un boulot prenant qu’elle exerce avec passion et le sens du service public. Entre Laon où elle habite et Saint-Quentin où elle travaille, elle cumule les visites auprès de (très) jeunes administrés.

« Chaque mois, je mets entre 240 et 280 euros de gasoil dans ma voiture. » Seule, avec deux enfants dont un en fac, les fins de mois sont rapides, cette année les vacances ont été reportées à l’année prochaine.... Avec 1900 euros net mensuels, elle reconnait « être un travailleur pauvre ». « Tout le monde est tellement imbriqué dans la gestion du quotidien » qu’elle regrette de ne pas s’impliquer plus. Elle comprend parfaitement le mouvement des Gilets jaunes. Elle sera probablement mobilisée le 24 septembre mais ne sait pas si elle manifestera à cause de la violence des policiers. « C’est effroyable ce qui se passe. Si mon fils participait à une manif j’aurais peur de ce qui pourrait lui arriver. »

Un effet redoutable de la stratégie de maintien de l’ordre développée depuis quelques années. Rosalie n’est pas un cas isolé. De plus en plus de citoyens nous confient leur méfiance vis à vis des policiers. Un comble dans notre démocratie !

« On a parlé des retraites entre collègues. Monter quatre étages à 67 ans avec un bébé sur les bras pour le peser, c’est pas possible. Ça n’a pas de sens. Nous avons aussi besoin de passer du temps avec les nôtres. Sur France Culture, j’entendais un émission ancienne avec Georges Marchais qui disait : « Je veux que les gens soient heureux » évoque-t-elle.

« La plupart des gens veulent faire autre chose de leur vie. Nous ne savons pas comment va évoluer notre santé et les loyers ne vont pas baisser. »

Maintenant ou jamais

Insurgée, elle réclame plus de bienveillance dans notre société et « ne VEUX pas comprendre qu’il n’est pas possible de faire autrement » pour les retraites.

Effectivement, d’autres solutions au niveau des cotisations sont proposées par la CGT notamment, mais bizarrement elles ne font pas partie des propositions retenues dans le rapport remis par Jean-Paul Delevoye.

En principe, avec le nouveau dispositif, ce serait désormais 65 ans et 5 mois au lieu de 62 ans pour Elisabeth. Cette jeune mère de famille de 38 ans, a fait son calcul à partir d’un article dans Capital mais peu de personnes s’y retrouvent et le doute s’installe, surtout sur la valeur du point.

« Ça fait super mal cette réforme. Je ne sais pas comment sera ma santé ni mon moral à la retraite. De quoi serai-je capable de profiter ? Avec la casse de la sécu, je vais faire l’impasse sur des soins ou bien devoir faire marcher la carte bleue  ? Avec quel budget ? Qui paiera ma place en Ehpad si c’est nécessaire ? ».

Salariée de droit privé dans un établissement public, elle espère tout juste un revenu de 1300 euros pour sa retraite, et sera mobilisée le 24 septembre. Alex est fonctionnaire des finances publiques. à 41 ans il est célibataire sans enfants. Il a participé aussi à Nuit debout comme au mouvement des Gilets jaunes.

« La réforme des retraites envisagée par le gouvernement pour les fonctionnaires crée encore plus d’incertitude. Sur la pension que je pourrais toucher et l’âge auquel je pourrais partir. Et quel que soient les éléments de langage que celui-ci va déployer, sa volonté réelle est de diminuer la pension des retraités sous prétexte d’équité. En ‘’égalisant’’ les 42 régimes spéciaux existants, qui dans la réalité concerne 3 % des actifs aux métiers difficiles reconnus » , analyse ce militant de la CGT. Une mise en pâture uniquement destinée selon lui à déchirer les salariés pour « servir les appétits de fonds de pension des amis du président ».

Différents statuts

A 36 ans, Aymeric confesse, comme beaucoup, qu’il n’a pas encore calculé ses droits. Avec un bac +5 en Droit et en Sciences politiques, il a eu son premier contrat à 26 ans. Salarié en CDD dans une collectivité, il s’insurge contre les gens de son âge qui baissent les bras avant tout combat : « nous de toute manière, nous n’aurons pas de retraites ! » disent-ils quel que soit leur niveau d’étude.

« Cela relève d’une méconnaissance totale de notre système de retraite ! Ils sont désabusés, comme s’ils avaient fait une croix ». D’où la nécessité d’organiser des débats, partout, sur les lieux de travail, dans les ateliers, les bureaux, en famille, comme le propose la CGT. Pour casser les a priori, les malentendus, les sous- entendus, et lever les ambiguïtés largement distillés par tous les contempteurs de la réforme à tout crin, ceux à qui les médias dominants laissent largement le micro depuis vendredi et la grève (réussie) de la Ratp pour crier à la prise d’otages !

En fait d’otages, ce sont bien les salariés qui le sont. Pris dans un système dans lequel on leur dénie toute possibilité de contrôle et pour lesquels la prise de conscience du rassemblement et de la nécessité de se mobiliser ne se concrétise pas encore assez vite. Et pourtant, c’est maintenant ou jamais.

Nicolas est auto-entrepreneur. Sa compagne vient de lui donner un deuxième enfant. Il ne roule pas sur l’or, ses revenus dépendent de ses contrats de plus en plus espacés. Il vient de fêter ses quarante ans. Du coup, il découvre au courrier le relevé récapitulatif de la caisse régionale d’assurance maladie (CRAM). Un rappel sympathique sur l’avancée inexorable du temps.

« J’ai commencé mon activité en 2005 mais du coup je me rends compte de la multitude d’employeurs que j’ai eu depuis mes premiers contrats en 1997 quand j’étais au lycée. Aujourd’hui, je me demande si je ne vais pas prendre une complémentaire car je ne suis pas certain de toucher une retraite valable ».

Tous au même régime

La diversité des statuts multiplie aussi les difficultés. La « simplification » voulue dans le cadre du projet exposé par Jean-Paul Delevoye devrait faire réagir tous ceux qui ont du mal, tout en travaillant, à joindre les deux bouts. Vivre plus longtemps en bonne santé, c’était vrai avant que les précédents gouvernements n’amorcent le démantèlement de la sécurité sociale. « Etre jeune retraité(e) c’est un vrai atout pour la société » rappelle Martine. Comment quantifier en effet l’apport des « jeunes » seniors dans le milieu associatif, le sport, l’aide familiale, la culture ....? Au lieu de ça, nous devrions cumuler petite retraite et boulots précaires jusqu’à la fin de nos jours ? Et vous le 24 septembre où serez-vous ?

Premières mobilisations

Ostéopathes, ergothérapeutes, chirurgiens, pilotes de ligne, ou avocats, lundi 16 septembre, les professions libérales étaient dans la rue déjà pour la défense des retraites. Vendredi, la RATP avait ouvert le ban de la contestation avec une grève largement suivie, paralysant Paris et la région parisienne. Même si, malgré la très forte mobilisation, certains ne croient pas encore à la lutte (sic), partout les discussions s’engagent. La rhétorique gouvernementale, usant de la division comme du fil à couper le beurre, ne prend pas sur les salariés pour lesquels le bon sens est la règle. 1995 est dans toutes les têtes. Le gouvernement Juppé avait cru pouvoir botter le cul des « privilégiés » de la SNCF pour se casser les dents trois semaines plus tard, « droit dans ses bottes ». 20 000 lundi à Paris « et ce n’est qu’un premier round » crie une avocate pas corpo pour deux sous et fière de se mobiliser « face à un régime (proposé) pas solidaire ». Les professions libérales, médicales, les pilotes de ligne, les professions à « régime spécial » sont décidés à « ne rien lâcher » même si dans la tête du gouvernement c’est pain béni. Mettre en opposition 3 % des salariés sur des régimes équilibrés pour obtenir un nivellement par le bas des retraites en gagnant en plus l’allongement de la durée de travail est une stratégie à double tranchant. Chacun veut désormais comprendre comment obtenir la même chose.