Musique

Anne Sylvestre, c’est aussi pour les grands

par Albert LAMMERTYN
Publié le 7 décembre 2020 à 12:10

« Chanteuse pour enfants et féministe. » Voilà le paquet-cadeau confectionné par une chaîne d’information en continu (je ne me rappelle même plus laquelle, déjà) à l’occasion du décès d’Anne Sylvestre, qui détestait précisément les étiquettes.
 Chanteuse pour enfants ? Non. S’adressant aux enfants par la chanson, surtout à ses débuts, Anne Sylvestre, alias Anne-Marie Thérèse Beugras, se refusait à chanter devant un public d’enfants. Cela la terrifiait. Et la réduire à ses Fabulettes, quel que fût le talent réel qu’elle y mettait, est injuste. Anne Sylvestre, c’est du costaud, et c’est aussi pour les grands. Parce qu’elle était une grande.
 Dans un questionnaire à la façon de Proust paru dans Liberté Hebdo daté du 14 novembre 2008, Franck Vandecasteele, chanteur de Marcel et son orchestre, mettait « Les gens qui doutent » dans sa liste de « chansons et poèmes préférés ». Ce bijou d’Anne valait donc à ses yeux, à ses oreilles, à son âme, « Les Singes » de Jacques Brel, « Les Mots » de Boris Vian, la « Panne d’imagination » de Jacques Charpentreau, « La Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France », poème signé Blaise Cendrars, ou encore « She Belongs To Me », de Bob Dylan. On est donc loin d’une mini-Henri Dès conjuguée au féminin (je précise que j’aime Henri Dès qui, lui, s’est davantage spécialisé et inscrit dans l’imaginaire enfantin et qui, aujourd’hui encore, malgré de récents problèmes de santé, s’entoure volontiers de son public juvénile).

« Ses chansons m’ont accompagnée toute ma vie »

Et elle chante encore ? Cette question, dont Daniel Pantchenko avait fait le titre d’une biographie d’Anne Sylvestre (chez Fayard), dit beaucoup de la longévité de cette artiste, intégrée à la famille précieuse des auteurs-compositeurs-interprètes. Marie Chaix avait accueilli cette biographie par ces mots : « Je trouve votre livre vraiment formidable. Le récit est très vivant et forme un joli portrait de ma sœur Anne. Je reste très admirative que vous y soyez parvenu. »
 Autre exemple de l’impact d’Anne Sylvestre sur ses admirateurs, le propos de l’éditrice Christiane Delacourte : « Ses chansons m’ont accompagnée toute ma vie. » Dans sa bouche, le nom d’Anne Sylvestre voisine avec celui de Jacques Brel, Jef Kino ou William Schotte, entre autres. Ancienne prof de français, Christiane Delacourte dirige Laural Production, à Avesnes-les-Aubert (Nord). 
Francesca Solleville, interprète hors pair de Léo Ferré, de Jean Ferrat, d’Allain Leprest et d’autres pointures telle Anne Sylvestre, doit être aussi triste que l’auteur de ces lignes, maintenant qu’Anne est partie.
 Tiens, la preuve qu’on tient là une tribu, évoquons Leprest précisément : sa galerie d’interprètes va de Claude Nougaro à Henri Salvador, en passant par Anne, Ferrat encore, Juliette Gréco et bien sûr Solleville qui aime tant les grands textes. Si l’on excepte Francesca, tous ces chanteurs emblématiques forment aujourd’hui une litanie de disparus comparable à celle des Brian Jones, Jim Morrison, Eddy Cochran, Buddy Holly, Jimi Hendrix, Otis Redding et Janis Joplin pleurés par Jane Birkin et par tous les ex-fans des sixties, sur des paroles et une composition de Serge Gainsbourg.

« Solide comme un chêne »

En 2014, le metteur en scène Xavier Lacouture rendait hommage à Anne Sylvestre en ces termes élogieux ponctués de points de suspension : « Il était une foi… Voilà comment on pourrait commencer cette histoire. Il était une foi, une conviction, une évidence ou plutôt il est une foi qui transporte les montagnes, qui bouscule les idées reçues, qui croit pouvoir changer le monde uniquement en écrivant des chansons… et qui y parvient. Il est une femme… solide comme un chêne, enracinée au cœur de l’être, qui nargue le temps, inaltérable, immuable, intemporelle, pour tout dire sylvestre. Dans son cœur se développe un chant d’essences les plus variées qu’elle couche feuille après feuille sur le papier et qui diffusent dans l’air du temps. »
 À la demande de l’équipe de Di Dou Da, pour le festival Faites de la chanson de cette année-là, à Arras (Pas-de-Calais), Xavier Lacouture avait accepté « avec joie » de confectionner un herbier des plus beaux spécimens de la chanteuse, répondant au joli jeu de mots de S’ylvestre m’était contée. Anne Sylvestre elle-même avait été tête d’affiche de ce festival quelques années auparavant, 2006 de mémoire, mais qu’on me corrige s’il le faut. On la vit aussi, toujours dans le 62, au festival annuel Les Enchanteurs. 
 Pour revenir aux étiquettes de féministe ou de chanteuse engagée, disons plutôt qu’Anne Sylvestre s’impliquait entièrement dans son art à travers des thèmes forts comme la misère, le viol, l’avortement, les préjugés, voire à travers l’actualité.
 Dans le documentaire d’Yves Jeuland Il est minuit, Paris s’éveille, deux yeux de biche s’agacent d’une carrière trop longue à prendre feu à son goût.
 Oui, Anne, peut-être fut-ce long. Mais jusqu’au bout, jusqu’au lundi 30 novembre 2020, ce fut très bon. Et cela le restera dans le souvenir de ses survivants.

(Photo : © R. Frings, CC BY-SA 3.0 NL via Wikimedia Commons)