Argentine, foot et tango, couleurs locales et politique

par Alphonse Cugier
Publié le 15 mai 2020 à 11:57

Buenos Aires, 1933. Dans une Argentine en proie à la crise économique et au chômage, les gouvernements de la « Décennie infâme », junte militaire et conservateurs, cherchent, avec l’aide de la presse, à occuper l’esprit d’une population avide des prouesses de son équipe de foot et de ses idoles. Le pays s’inquiète quand la star du championnat, le joueur le plus talentueux et le plus cher, Bernabé Ferreyra, disparaît. La rumeur évoque son retour dans son village natal pour obliger son club de River Plate à améliorer financièrement son contrat. Ou est-ce en raison de sa consommation de substances illicites ? Andrés Rivarola, sans métier précis, parolier de tangos et copain de son dealer, pense pouvoir le convaincre de revenir, ce dont le charge le président du club, grande fortune du négoce de la viande. La situation devient critique quand Mercedes, une jeune fille d’une des familles les plus connues et amie du joueur est retrouvée assassinée, événement qui peut virer en scandale national.

Andrés se lance dans l’enquête, aidé par Raquel qui connaît bien la société huppée de Buenos Aires. Le père de Mercedes, qui soutient le parti fasciste et vénère Mussolini et Hitler, accuse les anarchistes, fait appel au patriotisme et attise la haine. Andrés parcourt dans tous les sens une ville cosmopolite infectée par les groupes fascistes qui veulent faire taire les journalistes restés intègres, découvre les magouilles gangrenant le milieu du football où prospèrent politiciens et affairistes.

Ceux-ci n’apprécient guère et les menaces se font de plus en plus pressantes. Le racisme s’amplifie et la violence est là, omniprésente, à fleur de peau. Mais enquêter dans un milieu hostile procure de la lucidité et au mélange de naïveté et de perspicacité qui caractérise ses recherches, se greffe la sincérité du narrateur envers lui-même, à aucun moment il ne favorise chez le lecteur le sentiment d’être en présence d’un héros. De plus, le rythme de flânerie de l’enquête et la répétition des « dis-je », « dit-il », « me répond », « me demande », introduisent une distance que renforce une écriture non dénuée d’humour et de dérision.

On se laisse vite emporter par le flux de dialogues imagés fleuris et pimentés, argot jacté des quartiers populaires qui sonne comme un espace de liberté, verve langagière dotée d’une généreuse et superbe puissance d’évocation. Au total un roman qui pirouette entre le suprêmement ironique, le réalisme avec cette menace sourde d’allure tranquille prête à éclater à tout instant et les rêves en partance toujours différés... Un roman qui s’offre aussi quelques touches sensibles et qui plonge notre regard dans le tumulte de la vie, épatante lorsqu’elle oublie de se croire importante.

*Tout pour la patrie, Martín Caparrós, éditions Buchet-Chastel, février 2020, 288 pages, 21 €.