©A.Leprince
Joseph Bernard à la Piscine de Roubaix

De pierre et de volupté : l’élégance à nu

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 9 juillet 2021 à 13:07

Le musée de la Piscine réhabilite un sculpteur reconnu comme un des grands artistes de la modernité et considéré à l’égal des Bourdelle, Maillol et Brancusi.

C’est son fils qui l’a sorti de l’anonymat avec une donation à la Fondation de Coubertin à Saint- Rémy-lès-Chevreuses et la Piscine, en collaboration avec le musée Paul-Dini de Villefranche-sur-Saône, parfait cette reconnaissance avec la première exposition monographique d’envergure depuis trois décennies.

Promoteur de la taille directe

Faune dansant, 1912. Bronze : fonte Marcel Valsuani, épreuve de 1927. 181 cm. Lyon, musée des Beaux-Arts.
© MBA Lyon, Alain Basset

Aux yeux de la jeune génération de sculpteurs, l’ascendant de Rodin est prépondérant. On sent son influence dans La Tête de l’Homme, plâtre que Bernard réalise en 1897 pour Le Fardeau de la vie, projet de monument sans commande. Il acquiert son indépendance plastique en se détachant de l’esthétique de Rodin qui utilise le modelage, conférant aux praticiens de son atelier la suite du travail. Bernard passe à la taille directe, recherche la forme dans le matériau : de ce choix d’une conformité au bloc de pierre retenu, il impose à la figure sculptée son maintien et ses gestes, privilégiant une compacité où l’absence de vide laisse toute latitude à l’exaltation des volumes et des courbes comme dans La Grande Bacchante ou Porteuse de grappe, 1913, qui sera déclinée en trois autres versions, en ciment, en plâtre et en bronze, présentes dans l’exposition. En 1905, il avait reçu de sa ville natale, Vienne (Isère), la commande du Monument à Michel Servet, un protestant opposé à Calvin, dénoncé à l’Inquisition, accusé de nier la divinité du Christ dans un livre publié à Vienne et brûlé comme hérétique à Genève en 1553. Le monument toujours en place à Vienne sur son haut piédestal habite l’espace. Le promeneur peut, tout à la fois, l’envisager dans son autonomie signifiante (Servet martyr de l’intolérance) et le faire exister dans l’ambiance et la lumière environnantes. Si le dessin, selon Ingres, est la probité de l’art, il est aussi, pour Bernard ou Dodeigne, la vérité du sculpteur : croquis, études éclairent sa pensée.

Double éloge : sensualité et tendresse

Joseph Bernard, Quatre danseuses, 1917-1920, encre et aquarelle sur papier vélin, 30,2 x 23 cm, Saint-Rémy-lès-Chevreuse, collections de la Fondation Coubertin.
© A. Leprince

L’inspiration de ses débuts dans l’orbite symboliste, art de la suggestion et du rêve, s’efface et laisse le champ libre à la danse, au rythme et à l’amour. Au Sphinx, génie infernal dépositaire de l’énigme, à Orphée, le poète au pouvoir d’enchantement, succèdent bacchantes et faunes. Bernard ex- trait de la matière inerte l’élan, la souplesse, l’ivresse et la grâce du Faune dansant, bronze, 1914. De cette fascination pour la chorégraphie émane une joie de vivre en harmonie : Fête des pampres, 1906, première œuvre en taille directe, La danse d’après le moulage du motif central de la Frise de la danse, taille directe en marbre, de cinq mètres de long, 1913, Les deux danseuses, Couple dansant et autres bronzes à l’aspect très lisse, Bernard délaissant le modelage en terre au profit du plâtre poli. Un homme et une femme emportés dans la danse, la tête sur l’épaule accueillante de l’autre, vivent leur éternité dans un « mouvement lent ». Ou les deux jeunes gens enlacés de La Tendresse, assis sur un bloc de pierre à peine débruti, elle attire le visage du garçon vers le sien et sa tête repose abandonnée sur le front de son compagnon. Retrouver enfin cette tendresse qui a déserté le monde, celui de l’art contemporain en particulier, jugée dépassée par l’univers froid et calculateur de l’économie qui fonctionne au spectacle, à la communication et au cynisme. Louise Bourgeois y fut fidèle en 2002, avec son couple en tissu éponge rose tandis que Carolyn Carlson apportait vie et chaleur humaine devant le champ de ruines et ferrailles tordues d’Anselm Kiefer. Art de la ligne, du contour et du mouvement, Joseph Bernard le magnifie dans ses dessins et aquarelles, silhouettes sveltes et allongées de femmes, enchantées par la fluidité des encres et des lavis de couleurs : imbrication du trait souple et de la couleur nuancée, qu’il accorde en harmonies délicates et sourdes.

La Piscine, Roubaix, jusqu’au 5 septembre. Catalogue éditions Snoeck, sous la direction d’Alice Massé et Sylvie Carlier, 352 pages, 435 illustrations, 29 €.