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La Dame de Pique de Tchaïkovski au théâtre de La Monnaie de Bruxelles

Fin de partie et d’époque

par PAUL K’ROS
Publié le 16 septembre 2022 à 13:14

C’est dans le clair-obscur, la déliquescence et l’intriguant suspens d’une époque finissante que le metteur en scène David Marton a situé les sept tableaux de l’opéra de Tchaïkovski « La Dame de Pique » ; réminiscence pour le metteur en scène Hongrois des années de la fin de l’ère soviétique dans son pays et l’avènement d’une nouvelle époque mercantile dominée par l’argent. La scénographie est composée de deux blocs architecturaux quasi symétriques de solide et fière allure, avec escaliers et coursives, qui pivotant par la suite sur eux-mêmes dévoileront la face cachée de leur décrépitude. Une foule d’anonymes (impeccable chœur de La Monnaie) baguenaude et tournicote au gré du temps qui stagne, traficote au rythme des contrebandes ou s’agglutine en quête d’informations autour d’un transistor grésillant (allusion parmi quelques autres à l’actualité de la guerre) C’est dans ce climat tout à la fois délétère, vaguement interlope, pimenté de populaires cocasseries que se joue sur la scène du théâtre de La Monnaie le drame fantastique initialement écrit par Pouchkine en 1833 puis magnifié par l’envoûtante musique d’opéra composée en 1890 par Piotr Il’yich Tchaïkovski sur livret de son frère Modeste.

Nathalie Stutzman nous emporte et nous envoûte

De la musique, ici personnage à part entière de l’opéra, disons qu’elle nous prend dès les premières notes, nous embarque, nous lancine, nous fascine sous la direction de Nathalie Stutzmann laquelle connaît la chanson si l’on peut dire les choses ainsi, ayant une belle carrière de contralto, et s’y entend à merveille pour favoriser la ligne de chant des protagonistes de cette tragique affaire de passions amoureuses, d’illusions abracadabrantesques, d’addictions aux jeux mortifères.

Le ténor russe Dmitry Golovnin (Hermann) campe, tout en force intérieure, un homme ordinaire devenant héros tragique par le fait du hasard ; il pourrait d’abord passer inaperçu comme banalement égaré dans la foule avant d’être envahi, submergé puis dévasté par deux passions irrémédiablement contradictoires et pourtant indissociables à ses yeux. Le gain au jeu, et donc la richesse, devenant pour lui la condition sine qua non de la conquête amoureuse de Lisa. Rappelons que toute l’intrigue repose sur le secret d’une mystérieuse martingale de trois cartes soi-disant détenue par la comtesse (la Dame de Pique), une vieille dame, dont Lisa est la filleule. Transcendées par la musique et le chant continu, les phases progressives de l’inexorable folie d’Hermann prennent un tour surréel renforcé par la scénographie qui outre ce que l’on en dit plus haut nous bascule d’un curieux drapé bleu vieille noblesse figée lors du prologue à l’atmosphère enfumée d’un bouge au final en passant par un oppressant univers psychédélique noir et blanc. L’ensemble de la distribution (Laurent Nouri, Jacques Imbrailo, Alexander Kravets, Misha Schelomianski, Anne Sofie Von Otter, Anna Nechaeva Charlotte Hellekant …) de splendide facture contribue à faire de cette nouvelle production une de ces réussites innovantes dont le Théâtre de La Monnaie a le secret.