Théâtre

Fragments d’une vie de merde constellée d’éclats de révolte

La faculté des rêves au théâtre du Nord jusqu’au 30 janvier

par PAUL K’ROS
Publié le 24 janvier 2020 à 18:50

C’est l’histoire de Valerie Solanas, née en 1936 dans un coin désert de Géorgie, violée dès l’âge de 9 ans par son père et plus tard par son beau-père à l’écart des regards distraits et insoucieux de sa mère Dorothy.

C’est l’histoire de la jeune et brillante étudiante, éprise d’indépendance absolue, rêvant d’écriture, auteure d’un manifeste SCUM, pamphlet prônant l’éradication des mâles, la fin du patriarcat et de la domination capitaliste et s’autoproclamant première pute intellectuelle d’Amérique.

C’est l’histoire de l’écrivaine à l’utopie rageuse, qui, le 3 juin 1968, tire trois balles sur l’artiste gourou Andy Warhol, lequel ne s’en remettra jamais pas plus qu’elle, clochardisée, prostituée, bourrée d’amphétamines, trimballée 20 ans durant de tribunaux en prisons et hôpitaux psychiatriques pour mourir solitaire, oubliée de tous, en 1988 dans un hôtel miteux de San Francisco.

Une performance artistique

Ce n’est pas une biographie mais une fiction, un roman fiévreux, La faculté des rêves, écrit par la suédoise Sara Stridsberg fascinée par ce personnage hors norme. Au théâtre du Nord, Christophe Rauck en fait une suite kaléidoscopique de tableaux, séquencés par Lucas Samain, dans une scénographie très épurée, tracée au cordeau, rehaussée de couleurs vives (lumières Olivier Oudiou) qui envahissent le sol et l’espace comme une soudaine et salutaire bouffée d’air après une trop longue plongée en apnée. Les temps et les lieux s’y télescopent, les vivants et les morts aussi en autant de fragments d’une vie de merde constellée d’éclats de révolte.

Le personnage de Valerie Solanas est à la mesure et à la démesure du talent de Cécile Garcia-Fogel qui, de noir vêtue, s’en empare avec gourmandise (au point de le phagocyter ?) dans un registre qui va de la candeur enfantine outragée à la démarche ironique clocharde et clownesque d’un charlot en passant par une irrépressible véhémence teintée de cette monocorde langueur vocale qui est singulière à la comédienne.

Cécile Garcia-Fogel et Mélanie Menu dans La faculté des rêves.
© Jean-Louis Fernandez

En contrepoint, Christèle Tual apporte alternativement, avec bonheur, les notes très contrastées d’une Dorothy à la démarche chaloupée aguichante, au langage naïvement sucre d’orge et celles toutes en empathie et finement ciselées de la psychiatre Ruth Cooper. Le dialogue « poker menteur  » entre Ruth Cooper et Valerie Solanas étant sans doute l’une des scènes les plus prenantes et fortes avec aussi l’interrogatoire filmé de Valerie par Andy Wahrol (David Houri).

Mélanie Menu impressionne et en impose en Cosmogirl, amie et amante supposée ou en avocate commise d’office ; Pierre-Henri Puente troque avec une égale condescendance paternaliste non désintéressée les rôles de directeur d’études universitaire et d’éditeur en quête d’auteur. La narratrice (Anne Caillère) donne bizarrement l’impression de toujours courir après perdu et après son sujet.

La vidéo (Pierre Martin) fait le reste avec beaucoup d’habileté et d’efficacité. L’affaire (pour emprunter au langage judiciaire) est rondement menée avec de nombreux effets visuels très réussis.

Une impression de tourner en rond

Comment se fait-il alors que l’on éprouve assez rapidement le sentiment de tourner en rond et ressente tout à la fois l’impression d’un trop-plein et d’un manque ? La réponse est sans doute à chercher dans le sujet même de la pièce.

La disproportion est grande en effet entre la richesse inventive de la mise en scène et du travail d’acteur de Christophe Rauck et la minceur, la répétitivité et une certaine vacuité jusque dans ses excès du propos attribué à Valerie Solanas, trop singulier et daté dans le temps et l’espace pour atteindre le degré d’universalité capable de nous parler vraiment aujourd’hui.