Deux cinéastes - Fritz Lang, qui a quitté l’Allemagne en 1933, et Alfred Hitchcock - ont donné ses lettres de noblesse aux thèmes de l’espionnage. Le premier qui avait signé en Allemagne les Mabuse et Les Espions apporte sa contribution à la lutte contre le nazisme avant Pearl Harbor : Chasse à l’homme (1941), des espions nazis traquent jusque dans le métro de Londres un chasseur qui a eu Hitler dans sa ligne de mire et Espions sur la Tamise (1944) qui dévoile les ramifications enchevêtrées et opaques des réseaux allemands en s’appuyant sur le thème classique de l’innocent impliqué par hasard dans une affaire où il risque sa vie. Ce thème, Hitchcock le reprend en 1954 dans La Mort aux trousses, un Américain pris en chasse, confondu avec un certain Kaplan qui, en réalité, n’existe pas, et en 1956 avec L’Homme qui en savait trop, au Maroc, un agent français maquillé en arabe, avant de mourir assassiné, confie un secret à un Anglais en vacances pour qu’il le transmette. Hitchcock a commencé à œuvrer en ce domaine dès 1940 avec Correspondant 17, quand le gouvernement britannique entré en guerre commande des films de propagande, et avec Cinquième colonne (1942), un espion allemand sourit discrètement en voyant le paquebot Normandie couché sur le flanc. En pleine guerre froide, il réalise Le Rideau déchiré (1966), un physicien américain passant à l’Est doit s’emparer de secrets scientifiques et L’Étau (Topaz en anglais), 1969, un haut dignitaire soviétique passe à l’Ouest et révèle à la CIA l’aide apportée à Cuba. Ces derniers films avec pour interprètes James Stewart, Cary Grant, Paul Newman, acteurs qui assurent une belle audience.
Les couleurs du mensonge
Impossible d’évoquer toutes les œuvres qu’une vingtaine de contributeurs analysent (la filmographie comporte une centaine de séries et huit-cents films, y compris ceux de série B ou Z qui se satisfont de recettes éprouvées. Si l’exposition est chronologique, l’ouvrage se présente sous la forme d’un Abecedarium. Les lettres (C/Condor, K/Kaplan, I/Ipcress danger immédiat…) et les chiffres (007 James Bond, 5 de Cuba…) ouvrent une quarantaine d’entrées qui favorisent les regards croisés ou complémentaires, un entrelacs touffu en liaison avec les convulsions politiques, les soubresauts de l’Histoire quand les alliances nées contre Hitler se dissolvent pour faire place à la guerre froide. Ainsi sont abordés systèmes de surveillance, simulacre, faux-semblant, duperie, manipulation, langages codés, mise en place de leurres pour dérouter l’ennemi vers des impasses. Dans cet univers de la dissimulation, acteurs et espions relèvent en partie du paradoxe du comédien. Qui suis-je en réalité ? Une part de moi-même ou un personnage qui ne veut pas être démasqué, agent double, transfuge plus ou moins sincère, agent provocateur ? De plus, espionner ou réaliser un film participe de la même démarche : il s’agit de capter et d’enregistrer images et paroles et ce avec des moyens de plus en plus sophistiqués et performants (Conversation secrète de Coppola, Palme d’Or à Cannes en 1974), accélérés depuis les attentats terroristes. « L’art du renseignement est plus que jamais d’actualité, soulevant des questions éthiques et politiques, tout en produisant des formes artistiques et critiques inédites » précisent les deux commissaires de l’exposition Alexandra Midal et Matthieu Orléan.
L’ouvrage lève le voile sur un univers trouble où existe une certaine corrélation entre espions et espionnés qui se jaugent et s’affrontent et fait un sort aux stéréotypes, en particulier celui concernant les espionnes assignées à des rôles de « piégeuses », spécialistes en confidences sur l’oreiller. Quelques films leur ont rendu justice en exposant leur apport stratégique. L’Agent X 27 (Sternberg, 1931, avec Marlene Dietrich) a soutiré de précieuses informations à des dignitaires nazis. Mata Hari fusillée pour intelligence avec l’Allemagne interprétée par Greta Garbo (George Fritzmaurice, 1931) et Jeanne Moreau (Jean-Louis Richard, 1965). Trois cinéastes de la génération 1980-1990 sont interviewés. Arnaud Desplechin (La Sentinelle, 1992) a composé un espace mouvant, incertain : présomptions qui se croisent, s’estompent pour se lier à nouveau. Il est question de l’Occupation, de la Résistance, des camps d’extermination, de la construction européenne, de la guerre froide avec ses sentinelles qui veillent face au bloc antagoniste. Éric Rochant (Les Patriotes, 1994) investit un territoire, Israël, qui exacerbe les passions. Quant à Olivier Assayas (Carlos, 2009), il porte un regard lucide sur la génération d’après Mai 68 qui s’est mirée dans « une figure romantique et criminelle, faux “Che” et vrai terroriste ». Pour répondre aux lois du spectacle, les exploits des guerres secrètes, événements avérés ou clandestins, apparaissent dans les films, faits amplifiés ou affabulations. Les contributeurs dissèquent le discours de ces univers qui jettent un froid et mettent à jour les parcelles de vérité qu’ils recèlent.