Disparition

Idir, le chanteur engagé et le militant pondéré

Par Kamel BENCHEIKH*

Publié le 7 mai 2020 à 10:27

L’écrivain algérien Kamel Bencheikh nous a livré un très beau texte sur le chanteur Idir, disparu le 2 mai.

« Nous nous aimons

Face aux tempêtes et face au vent

Je t’en fais le serment

Nous nous aimons

Malgré les pleurs, malgré le sang

Pour l’amour d’un enfant

Nous nous aimons

Changeons le monde et ses tourments

Vivons ensemble autrement »

Album Ce cœur venu d’ailleurs

Idir ! Un prénom qui a fait le tour de la terre. Idir ! Une supplique, une injonction pour vivre. Et ce prénom que le citoyen Hamid Cheriet, de son vrai nom, s’est choisi, s’est bâti un domaine musical qui a imposé la région kabyle comme une sorte d’Eden à sauvegarder à tout prix et à défendre au niveau linguistique et culturel.

Idir a été admis à l’hôpital Bichat le 1er mai pour des complications. Il nous a quittés le lendemain à la « suite d’une longue maladie » suivant la formule consacrée. Tout le monde savait qu’il était malade depuis un certain temps et qu’il luttait farouchement contre une fibrose pulmonaire qui corrodait sa capacité de chanteur et qui l’empêchait de se produire par manque de souffle. Vivant, Idir pouvait réunir des milliers d’admirateurs au Zénith ou à Bercy. Mort, il sera enterré en région parisienne dans la plus stricte intimité alors qu’il aurait pu être suivi par des milliers de fans l’accompagnant à sa dernière demeure. Il part donc avec cette retenue et cette décence que nous lui connaissions et cette délicatesse qui le définissait.

Né le 25 octobre 1949 en haute Kabylie à Ath Lahcène, un hameau des Ath Yenni, ici même où un autre grand chantre berbère est également né, l’immense écrivain Mouloud Mammeri. Idir, qui s’appelait encore Hamid, a émigré, enfant, vers la capitale où sa famille a habité le quartier d’El Mouradia. Le baccalauréat en poche, il s’inscrit à l’université d’Alger comme étudiant en géologie. Le hasard a voulu qu’il participe à un radio-crochet organisé par la radio Alger chaîne 2 en langue amazighe. Juste parce que l’invitée officielle ne s’était pas présentée. Il chante une petite berceuse qu’il avait lui-même composée. Ce fut le début d’une vie consacrée à la chanson. Et quelle vie et quelles chansons !

En 1973, son ami, Ben Mohammed, lui a écrit Avava Inouva. Un 45 tours est pressé avec Rssed rssed ayidhess, le titre qu’il a chanté lors du radio-crochet, sur la face A et Avava Inouva sur la face B. Tout le monde connait le destin de cette deuxième chanson qui a fait le tour de la planète et qui va avoir un retentissement inégalé. Un jour qu’il était sous les drapeaux à l’occasion de son service militaire, la chanson passe sur les ondes de la radio algérienne. Sa mère lui avoue qu’elle adorait la musique et les paroles sans se douter qu’elle était interprétée par son propre fils.

En 1975, alors qu’Idir se trouvait chez lui, dans son village natal, on frappe à la porte. Idir ouvre. Un européen se présente et lui dit qu’il aimerait s’occuper de sa carrière. La firme Pathé Marconi lance un 33 tours dont le titre phare est précisément Avava Inouva. Le titre va devenir, ce qu’on appelait à l’époque, un tube, traduit et chanté dans moultes langues et passant sur les ondes de dizaines de pays. Au Pérou ou en Corée, en Indonésie ou en Tanzanie, les auditeurs ont, grâce à Idir, un mot de plus dans leur vocabulaire : la Kabylie.

Malgré lui, Idir va devenir l’ambassadeur de la langue et de la culture amazighes, ce qui ne profite pas uniquement à la Kabylie mais à l’ensemble des peuples berbères.

Le chanteur engagé

Avava Inouva, par la magie des mots de Ben Mohammed et de la voix d’Idir, va entrer dans l’histoire et faire parler de la culture amazighe au niveau planétaire. Avec l’amitié et la complicité du poète Ben Mohammed, Idir glane dans la mémoire berbère l’inspiration de ses succès. Ainsi, il modernise et renouvelle une musique et une langue millénaires pour les transmettre aux générations actuelles. En propulsant ses chansons vers des pays qui n’ont jamais su ce qu’était le fait berbère, il a tracé un nouveau souffle à la langue amazighe et à sa reconnaissance par les instances gouvernementales algériennes.

Le chanteur Idir sur scène en 2011.
© Georges Biard

Universaliste disions-nous, Idir était aussi et surtout le porte-parole d’un humanisme particulier. Il réussit à intéresser la jeunesse du monde entier en restant lui-même et en utilisant une musique qui appartenait au répertoire d’un peuple disséminé sur l’ensemble de l’Afrique du nord. Avec Avava Inouva, Idir a escaladé le mythe du chanteur militant en utilisant sa langue ancestrale et en la diffusant au plus grand nombre. Une légende était née !

En 1975, Idir s’installe dans la région parisienne. Faisant de nombreux allers-retours avec son pays natal, Idir n’a jamais coupé les ponts avec l’Algérie. Les séjours réguliers qu’il passe en Kabylie lui permettent de garder un lien fort avec cette terre dont il chante les legs du passé et les mythes dans une langue modernisée et rénovée. Le fait d’être établi en France lui a permis d’être invité dans le monde entier. Problème insurmontable : il a fallu attendre l’année 2018 pour que cette star planétaire puisse se produire dans son pays natal.

Ayant quitté Pathé Marconi pour Sony Music, Idir le dandy de la chanson berbère réunit un aéropage de chanteurs célèbres qu’il apprécie tout particulièrement et reprend avec eux ses propres chansons pour l’album Identités. Maxime Le Forestier, Zebda,, Manu Chao, Dan Arbraz, l’Orchestre National de Barbes, Geoffrey Oryema… Tous ces artistes non seulement aimaient le travail d’Idir mais surtout affectionnaient la générosité de ses textes et de ses mélodies. C’est la preuve, pour Idir, qu’il était devenu une institution tout en restant marginal et subversif. Il est devenu un chanteur qui a fait avancer les choses.

Au début des années 2000, il concrétise un rêve en sortant un album au titre évocateur : Deux rives, un rêve  ! Il est arrivé à rapprocher ses deux pays, l’Algérie et la France, dans cette double culture qui l’a fait vivre. Ici et Ailleurs sort en 2013. Il invite pour cet album de grands noms de la chanson française à chanter kabyle avec lui : Charles Aznavour, Bernard Lavilliers et Francis Cabrel. Parmi ses invités, Khaled et Mami, les stars du Raï.

Le militant pondéré

Idir avait pour but, au-delà de ses chansons, de réhabiliter la culture amazighe à travers sa langue. Ses interventions, à ce propos, sur scène ou à la télévision, auront été à son image : calmes, modérées, raisonnées et sobres. À défaut d’élever la voix, il élevait le débat. Cet homme pudique était à l’image de ce qu’il donnait à voir. À propos de l’Algérie, il dit que « ce pays appartient à ceux qui l’aiment et qui prennent soin de lui, qu’il faut restituer ce pays à ses origines, à son espace premier et à sa légitimité ». Quant au problème de la langue amazighe, voilà ce qu’il a indiqué à un journaliste il y a quelques années : « On voyait que notre langue maternelle, le kabyle, n’avait pas le droit de cité. Je me souviens d’une image où j’expliquais à ma mère le journal télévisé présenté en arabe. Je constatais qu’une citoyenne algérienne, comme elle, était finalement exclue. Pourtant, le pouvoir en place prônait la souveraineté des peuples, ainsi que la prise en charge de leur destin. C’est à partir de là qu’est né en moi, et des gens de ma génération, un sentiment de révolte que j’ai exprimé à travers la chanson. » Et ailleurs, à propos des revendications linguistiques et culturelles : « Pour soutenir ce mouvement, mon action est devenue plus politique. Car le fait d’être kabyle signifiait quelque chose pour moi. Aujourd’hui, la langue berbère n’est plus opprimée et c’est à chacun d’entre nous de faire ses preuves pour qu’elle continue d’exister. »

Il s’arrogeait le droit de parler de tous les sujets sans exclusive. Sa liberté de penser était une de ses marques de fabrique. C’est pour cela qu’il n’a jamais pris sa carte pour militer dans un parti de crainte d’être récupéré politiquement. Son seul slogan, toujours le même était « J’ai la Kabylie dans le cœur et dans la tête ! » L’honneur et le respect que ses compatriotes des deux rives lui ont témoigné, par dizaines de milliers, sur les réseaux sociaux, démontrent le grand amour que ses fans lui portaient. Tout au long de ses cinquante années de carrière, Idir, chanteur et militant de la cause amazighe, aura célébré et sublimé sa langue comme personne.

*Écrivain et poète algérien.