Artiste à la une

L’art dans sa dimension politique

Entretien avec Patrick Dorobisz

par Franck Jakubek
Publié le 7 janvier 2020 à 16:46

Patrick Dorobisz, Lillois et fier de sa ville, partage son œuvre entre toile et partition. Il écrit de la musique et compose sa peinture. Mais plus encore, il s’imprègne de la société, de son évolution ou sa régression. Un artiste témoin de la marche du temps qui veut, aussi, faire bouger les lignes. Entretien chargé d’espoir.

Pourquoi l’art est-il indispensable ?

L’art a toujours fait partie de ma vie, depuis tout petit... C’est un épanouissement, il me construit et je pense qu’il en est de même pour tout ceux qui s’intéressent à l’art. Je dis souvent que « l’art participe à la construction de l’être dans son devenir ». L’art est la connaissance, c’est l’accès au monde. J’ai entendu cette question surtout ces dernières années avec la démocratisation de l’art. Je me demande pourquoi on parle de l’utilité de l’œuvre d’art... Il y a 40 ans ou 50 ans, on n’aurait jamais parlé de l’utilité de l’art. C’est étrange que cette question apparaisse ces dernières années... Est-ce qu’on nous prépare quelque chose comme la suppression des cours d’arts plastiques ou d’histoire de l’art dans les programmes scolaires ? OUI l’art est indispensable tout comme la philosophie est indispensable et tout comme les sciences sont indispensables. C’est avec ces trois disciplines que le monde a évolué.

Dans quelles circonstances avez-vous pris conscience que la création était primordiale pour vous ?

Vraiment depuis tout petit. J’ai été « nourri » à l’art ! Je viens d’une famille polono-lituanienne où il y avait encore dans ma famille lituanienne, par ma mère, ce sentiment aristocratique que l’éducation d’un enfant passait par les arts... C’est une très vieille famille aristo... et chez mon père, qui était communiste polonais, sa famille faisait partie de ces juifs qui ont répandu le marxisme dans les pays de l’Est, il fallait avoir les mêmes armes intellectuelles que les aristos pour mieux les combattre... J’aimais bien inventer dans ma tête des musiques et les écrire. Des choses très compliquées avec des sons bizarres. J’inventais des partitions pour des orchestres imaginaires.

Vous travaillez avec l’informatique depuis toujours. Quels grands changements avez-vous constaté ?

Oui depuis 1982 exactement. Au début j’écrivais en utilisant le langage Basic, il fallait programmer pour faire jouer du son. Aujourd’hui il y a des computer music box qui permettent à n’importe qui de faire de la musique. Tout est tactile et tu peux éditer une partition sans connaître la musique.

Pourriez-vous concevoir sans ces nouveaux outils ?

Oui bien sûr, je peux me passer de tous ces outils. Pour de l’instrumental je débute sur le papier et ensuite je passe à l’ordinateur. Pour l’électro acoustique c’est plus difficile car cette musique fait appel à la création de matériaux sonores. Il faut au minimum des générateurs de fréquence, des synthétiseurs et des magnétophones. C’est une musique qui s’écrit directement sur bandes magnétiques avec les machines. Un peu comme la peinture. Il faut que tu fasses directement tes formes, tes couleurs sur la toile.

Est-ce que vous vivez là où vous l’avez décidé ?

Oui tout à fait. J’ai décidé de vivre à Lille depuis 1980 et pour rien au monde je ne quitterais cette ville. C’est la plus belle ville du monde comme je dis toujours mais on ne fait pas carrière quand on habite Lille... Lille n’est pas Paris. C’est difficile d’être soutenu... Mais c’est un choix.

Comment qualifiez-vous votre œuvre, votre travail ?

Ce n’est pas à moi de qualifier. Je fais, c’est déjà beaucoup. Disons que c’est une œuvre protéiforme qui va de la peinture vers la musique en passant par le poésie et la photo. Il y a souvent une démarche conceptuelle, voire philosophique, derrière mes pièces. Certains disent que je mets en pratique la philosophie.

Vous revendiquez-vous d’un courant, d’une pensée ?

Je pense que je reste un artiste conceptuel où l’idée est toujours plus importante que le résultat, pictural, musical, etc. Alors bien sûr Google a besoin de catégoriser et les gens aussi. Je préfère qu’on dise de moi que je suis un artiste qui s’inscrit dans le minimalisme, mais je ne suis pas un vrai minimaliste. Je viens du courant du minimal art et là, il y a toute une dimension politique.

Vous ne voulez pas être enfermé dans un aspect de la création, entre musique, peinture... Pourquoi ?

Je ne peux pas me séparer de l’un ou de l’autre. En fait chaque discipline est génératrice de l’autre. Mais le résultat final, qu’il soit musical ou pictural, me permet avant toute chose d’exprimer une idée ou un concept. De dire quelque chose. De m’engager dans le dire sans qu’il n’y ait une parole mais un acte. Alors parfois je trouverai qu’il vaut mieux que je passe par le visuel, une autre fois ça sera par la musique, une autre fois par l’écriture. Finalement c’est le dire qui m’intéresse, peu importe le médium artistique.

Vous avez des convictions, que vous défendez. Est-ce que les artistes n’ont pas tendance en ce moment à les garder pour eux ?

Oui c’est effectivement vrai. C’est un vrai problème. Peu d’artistes sont engagés ou prennent des positions politiques et les affirment. Alors que dans les seventies et avant c’était le cas... Lorsque que tu regardes ce monde qu’on nous prépare, tu ne peux être que de gauche. Dans les seventies, je croyais vraiment que nous allions vers un monde meilleur que celui de mes parents et c’est l’inverse. Nous sommes dans une totale régression sociale, pris au piège par une société marchande qui chaque jour essaye de nous bouffer un peu plus pour enrichir encore plus des actionnaires et des milliardaires.

Quel sont vos projets, vos sorties prévues ?

Depuis deux ans j’ai commencé la composition d’un opéra politique et philosophique mais je n’appartiens pas au « star system  » de la musique contemporaine. Je préfère ne pas parler de mes projets tant qu’ils ne sont pas formalisés. Je vais remettre en route mon Lille Computer Music Ensemble avec quelques musiciens. Il y a aura certainement un petit Art Up comme l’année dernière avec la galerie [1] où mes dessins bien modestes sont exposés. Fin janvier, je sors trois objets sonores, trois CD bien réels qui seront présentés sous forme de petites œuvres d’art qui reprennent mon identité visuelle à tirages limités, disponibles sur mon site internet. C’est ma façon de faire un clin d’œil à Pierre Schaffer et pour sortir définitivement de cette dématérialisation musicale et sociétale qui chaque jour nous contrôle encore plus. Nous sommes bien dans une société de contrôle comme dirait Gilles Deleuze. L’objectif du tout numérique et de cette dématérialisation est le contrôle sociétal, il ne faut pas l’oublier. Peut-être que nous sommes à la fin de nos sociétés démocratiques... et que nous entrons dans une nouvelle forme de dictature... d’autres diront une société démocratique autoritaire...

Notes :

[1Galerie l’Incartade, rue Basse à Lille.