Née au 17e siècle pour illustrer des livres en noir et blanc, devenue autonome vers les années 1760, l’estampe bénéficia de toute une gamme de couleurs. À partir d’un dessin sur papier translucide, un graveur taillait dans le bois un modèle pour chaque couleur (une douzaine pouvait être utilisée). Le Kisokaido est l’une des deux voies de communication qui relient, sur quelque 500 kilomètres, Edo (Tokyo) à Kyoto (ville impériale). Ce réseau routier fut aménagé au 17e siècle par un shogun qui voulait renforcer son contrôle sur le pays. Cette route passait par les montagnes à la différence du Tokaido qui longeait la mer, la plus fréquentée malgré le franchissement d’une douzaine de rivières, d’une baie et d’un lac, l’attente du bac était parfois longue. Hiroshige (1797-1857), qui avait réalisé les 53 stations du Tokaido qu’il avait parcouru (un « best-seller »), reprit le travail commencé par Keisai (1790-1848) qui l’avait abandonné après 23 planches. L’estampe était à son apogée avec des maîtres tels Utamaro et Hokusai (dont La Vague est bien connue et qui avait exécuté comme Hiroshige Les Vues du Mont Fuji) et cette tradition de l’ukiyo-e, « images du monde flottant » avait influencé l’art occidental : Portrait de Zola par Manet avec une estampe accrochée au mur et un paravent à fond doré, Prunier en fleurs de Van Gogh, Le Pont Japonais de Monet ou Les Nocturnes de Whistler.
Un nouveau regard sur la société
Auparavant la tradition primait la représentation de la femme, courtisanes, serveuses de maisons de thé, et évoquait le monde du théâtre. Le paysage ne servait que de décor, il devint sous l’impulsion de ces grands maîtres des vues d’une incomparable épaisseur sociale, peuplées d’un monde qui nous rend le Japon familier. Toutes les classes sociales empruntaient cette route ponctuée d’auberges, relais de chevaux, quartiers de plaisir ou de postes de contrôle (trafic d’armes et contrebande). Sur cette voie se croisent des voyageurs de toutes sortes, cavaliers, piétons, marchands, portefaix lourdement chargés, pèlerins, samouraïs et des populations locales, paysans, bûcherons, pêcheurs, mendiants, enfants qui jouent... À la différence du Tokaïdo, Hiroshige n’a pas effectué le trajet du Kisokaïdo et s’est inspiré de volumes illustrés en 1805. Il transcende ces emprunts en intensifiant la réalité, accentue les pentes des montagnes, varie les points de vue et les cadrages et met les couleurs au service des conditions météorologiques et de la lumière (pluies diluviennes, neige surabondante, clarté lunaire, coucher de soleil). La route du Kisokaido renaît sous nos yeux émerveillés, d’autant plus que les 69 stations (71 avec les points de départ et d’arrivée), sorties de leur coffret, se déploient en accordéon, livre-frise appelé leporello permettant ainsi des images de 30 x 19 cm. Anne Sefrioui commente chacune d’elles, il faut lui savoir gré de nous conduire avec tant de science et de bonheur dans cette étude, la plus complète menée à ce jour de l’une des œuvres les plus précieuses d’un artiste d’exception.
Les Soixante-neuf Stations du Kiso Kaidō, Éditions Hazan, 35 €.