L’étoile Soulages, une centième année dans l’Espace

Pierre Soulages va bientôt entamer sa centième année. L'occasion d'un portrait-hommage, réalisé par son ami et admirateur Pierre Duterte.

par PIERRE DUTERTE
Publié le 9 décembre 2018 à 12:52 Mise à jour le 11 décembre 2018
Pierre Soulages par Pierre Duterte.

« Il peint encore ? »
- Oui.
« Mais à son âge c’est incroyable ! il va avoir cent ans et il peint encore ! »

Voilà ce que j’entends si souvent quand je parle de mes trois décennies d’amitié avec Pierre et Colette Soulages.
Ce n’est pas le fait que Pierre peigne encore qui est extraordinaire, car peindre reste pour lui un besoin vital. Ce qui est hors du commun à mes yeux, bien plus incroyable, c’est la volonté de chercher, d’avancer toujours sur ce chemin qu’il a « empreinté » dès 1946. 
C’est un parcours sur lequel il laisse ses empreintes, depuis qu’enfant il y a posé le pied en visitant l’abbatiale de Conques (Aveyron). Ce qui était à l’origine une étape importante du pèlerinage vers Saint-Jacques-de-Compostelle, en Espagne, est devenu le départ du chemin de Pierre. Chemin dont il n’est jamais sorti, qu’il arpente avec un esprit attentif, précis, rigoureux, utilisant son outil majeur, la lumière. Pierre n’est jamais monté sur le tapis roulant de la facilité.
Inlassablement il fait vibrer la lumière sur la toile, sur sa matière noire, ou illumine le translucide des vitraux de Conques.

« Je considère que ma peinture ne devient de l’art qu’à partir du moment où elle est vue, où elle est regardée par d’autres et où elle est comme une œuvre d’art, c’est-à-dire comme une chose que d’autres regardent et vivent à leur manière. »

Le peintre est né le 24 décembre 1919 dans cette maison, à Rodez.

Espace est souvent l’un des mots qui me viennent à l’esprit quand je pense à Pierre.
Cet espace de la toile qui progressivement s’est empli de matière noire. Cet espace qui se crée, et dans lequel peut entrer le « regardeur », pour que s’impose ce triple rapport entre la chose qu’est l’œuvre, celui qui l’a produite et celui qui la regarde.
L’espace de Conques, qui grâce à ses vitraux a retrouvé la finesse des coloris des pierres, la pureté des lignes. Grâce à ce travail si longuement étudié, mis en matière, l’architecture a retrouvé sa couleur naturelle, variable d’une minute à l’autre. L’édifice lui même a retrouvé sa vocation de contemplation, de silence.
L’espace du Musée Soulages de Rodez (Aveyron). Dès avant d’entrer dans ce lieu on pense déjà « espace », sitôt à l’intérieur cette notion ne peut que nous accompagner dans ce remarquable bâtiment, où, comme toujours chez Pierre, rien n’est laissé au hasard : les espaces noirs sont précédés de fenêtres tandis que les salles blanches, qui présentent, par exemple, les vitraux sont des volumes sans fenêtres. Du sol au plafond, tout est étudié, réfléchi et ciselé. Les toiles ont bâti leur maison.
L’espace que je découvris lors de notre première rencontre dans son atelier de Paris, où j’avais été frappé par les toiles retournées face au mur, pour ne pas encombrer l’esprit de l’artiste.
L‘espace de l’atelier de Sète (Hérault), seul endroit de la maison où l’on ne voit pas la mer, lieu protégé, où il n’y a pas de « parasitage », l’espace est blanc, impressionnant, un peu comme l’abbatiale, lieu de réflexion, de concentration, d’intériorité sans la menace d’être perturbé.
Quand il a l’envie, le besoin de peindre, Pierre a besoin d’être seul avec lui-même.
Tous les espaces de Pierre — maison, toiles, musée — sont bâtis avec des dimensions précises qui donnent cet aspect « parfait » aux surfaces, aux volumes.

Avide de l’inconnu et de l’imprévu

Cette exigence est sans aucun doute le support du travail de Pierre Soulages, lui qui ne sait pas d’avance ce qu’il va produire.
Chercheur curieux, avide de l’inconnu, de l’imprévu, il donne la mesure adéquate à la notion d’artiste. Précise la différence d’avec l’idée d’artisan qui, lui, sait l’objet qu’il va produire, et, qui connaît la route pour y parvenir et les outils à employer.
Pierre est attentif à ce qu’il ne connaît pas encore, il façonne ses outils pour parvenir, à un moment précis, à ce qu’il sent qu’il veut faire advenir. Au fur et à mesure, instant après instant, la route se déroule, chemin faisant. Ce chemin peut aussi s’arrêter. J’ai vu Pierre Soulages brûler des toiles qui ne le menaient à rien.
Récemment une visiteuse de son atelier me demandait si je n’étais pas triste « de voir tout cela partir en fumée ». Je me permis de lui répondre que peut-être cette idée avait pu m’effleurer il y a trente ans, alors que maintenant, au contraire, il me semblait essentiel, connaissant tout ce que Pierre met dans son travail, qu’il ne propose au regardeur que ce qui fait sens, pour lui, que ce qu’il accepte comme étant une expression d’un vécu profond, et pas une marchandise.
Si nous sommes regardeurs, Pierre Soulages est un voyant, en ce sens qu’il voit ce que nous ne voyons pas, ce que je ne vois pas. Enlever un peu de matière ici, sur une toile, ajouter un peu de « mat » ici, la toile change, se métamorphose, prend une autre dimension. Il voit juste et m’apprend à regarder différemment.

L’émotion ne peut être abstraite

Qu’une fleur s’autorise à effleurer la terrasse, au milieu des vagues vertes des arbustes qui viennent lécher le sol, et Pierre l’enlève. Immédiatement l’aspect, la vue même de la terrasse sont modifiés. Un escabeau dans un coin de l’atelier, contre le mur, vient perturber l’espace des toiles, le nôtre. Il faut l’enlever.
L’exigence est sans doute une des leçons que Pierre m’a transmises, depuis que je l’ai rencontré.
La toile offre à la sensibilité un tout global. Comment peut-on parler d’abstraction, qu’elle soit lyrique ou non, quand l’œuvre véhicule tant d’émotions ? De celles qui ont fait pleurer des visiteurs de la grande rétrospective de 2009 au centre Pompidou, à Paris.

Sur la terrasse de Pierre et Colette Soulages.

L’émotion n’est pas, ne peut pas être abstraite. C’est aussi pour cette émotion-là que les visiteurs se pressent en nombre dans les grottes préhistoriques qu’affectionne tant Pierre Soulages. On a là un vrai parallèle à faire : il y a bien longtemps, au fond d’une grotte obscure, l’homme préhistorique a utilisé de la matière noire et a « peint » en fonction du support. C’est aussi ce que Pierre m’a fait découvrir. La notion d’artiste remonte à bien longtemps, par exemple dans la grotte Chauvet (Ardèche), à plus de trente mille ans avant notre ère ! Bien longtemps avant « l’étroite histoire de l’art » qui commencerait avec l’académisme grec ou romain.
Qu’il me soit permis, profitant de ce bornage qui fait que la centième année semble si différente de la précédente, de dire mon bonheur de vivre cette amitié profonde qui me lie à Pierre et Colette. Un midi que nous nous retrouvions sur la terrasse de la maison de Sète, regardant le ciel et l’horizon, le ciel et la mer, je me pris à songer à une phrase écrite par René Char à Albert Camus et que j’avais trouvée dans leur correspondance : « Le paysage, comme l’amitié, est notre rivière souterraine. Paysage sans pays. » Oui, il est extraordinaire de penser que Pierre cherche toujours, qu’il se mette toujours en danger. Et quel plaisir de l’entendre dire : « L’important, c’est la toile que je ferai demain ».
Le site de Pierre Duterte

Images ci-dessous :
A gauche, une partie de l’horizon de Sète. A droite, Conques dans son écrin. Toutes les photographies de cette publication sont aimablement prêtées par l’auteur.

« Le regardeur »

Ce terme désigne ceux qui exercent pendant un temps donné la fonction de l’un de leurs cinq sens, la vue, mais pas juste pour regarder. Une personne qui va dans un musée regarder des objets d’art n’est pas plus un visiteur que l’auditeur qui va au concert écouter de la musique.
Marcel Duchamp déclarait : « C’est le regardeur qui fait le tableau. »
Octavio Paz nuançait ainsi : « Le regardeur est fécondé par l’œuvre qu’il regarde. »
Le terme est d’ailleurs reconnu par le Littré, qui cite le philosophe du XIVe siècle Nicolas Oresme, qui donnait ce conseil de pédagogie : « Qu’ils ne soient pas regardeurs de comédie jusques à tant qu’ils aient l’âge. »
Extrait de Pierre Soulages, au fil de l’amitié, par Pierre Duterte, médecin psychothérapeute et photographe (Editions Michel de Maule, 2017). L’auteur a également publié : Le Photothérapeute (même éditeur), Terres inhumaines (Jean-Claude Lattès), Le krach du sperme et autres menaces, avec Gérald Messadié (L’Archipel).