Depuis des années, Frédéric Pajak, peintre, écrivain et éditeur des Cahiers Dessinés, mène une politique dynamique, même parfois très généreuse. À l’automne 2021, la naissance d’une revue L’Amour n°1. Ils ont vu cela et la parution de quatre ouvrages dont ces dessins de Kafka (nous avons rendu compte des Carnets de bord de Sempé et du Monde selon Mix et Remix). Kafka (1883-1924) est surtout connu pour La Métamorphose que les collégiens étudient (solitude et désespoir qu’engendre la mise à l’écart) et pour le film d’Orson Welles adapté du Procès (avec Anthony Perkins, Jeanne Moreau, Romy Schneider et Orson Welles) : un homme arrêté cherche de quoi il pourrait être coupable. « Un livre doit être une hache pour la mer gelée qui est en nous » écrit Kafka à Oskar Pollak, historien de l’art et camarade de classe. Qu’en est-il de ses dessins ? Kafka a rempli carnets de voyage, lettres, cartes postales, feuilles volantes… On en connaissait l’existence, Max Brod, écrivain, journaliste, son ami, en a révélé quelques uns dans les années 1930. Ensuite, il n’a pas respecté les dernières volontés de Kafka qui l’intimait de brûler tous ses manuscrits et ses dessins. Fuyant la Tchécoslovaquie envahie par les troupes allemandes, il emporte le tout en Palestine. À la mort de son héritière, qui les conservait jalousement, s’engage une longue bataille juridique à l’issue de laquelle l’ensemble, attribué à la Bibliothèque nationale d’Israël, est sorti d’un coffre d’une banque suisse et peut faire l’objet d’une édition intégrale.
Du réalisme au fantastique
Trois auteurs décryptent l’œuvre graphique de Kafka. La philosophe Judith Butler étudie des personnages « hors sol », leur corps échappant à l’attraction terrestre, comme en suspension. Andreas Kilcher documente d’une manière exhaustive le trait du dessin qui ne s’intègre pas à l’écriture, une dissension se maintient entre les deux (selon Kafka, ce sont deux formes d’art autonomes). Pavel Smith, artiste plasticien, s’est attaché au catalogue raisonné, il date les dessins, les décrit méticuleusement. Personnages tantôt saisis sur le vif, dans leur élan, leur gestuelle, parfois étirés démesurément, ondoyants ou anguleux s’agitant de manière saccadée, instants de réel découpés à l’emporte-pièce, tantôt pliés, voûtés, isolés aux confins de l’abandon, prisonniers d’enfers variés. Alors que dans ses romans le cauchemar l’emporte sur l’humour, c’est l’inverse dans de nombreux dessins (petites compositions burlesques (clowns, pugilat, personnages à table), parfois énigmatiques (course sur roulettes de trois quidams parés de vestes à damier). Ces dessins aux tonalités variées virevoltent entre réalité et transgression de cette réalité. Le tragique le dispute à la fantaisie, à l’insolite et « l’onirique au désespoir », sorte d’exutoire, saisissant prolongement de ses écrits. Détails inventoriés, ingénieuses notations, perspectives ouvertes… Une étude complète, méthodique et agréable à lire.
Éditions Les Cahiers dessinés, 368 pages, 35 €.