L’Apiculteur d’Alep de Christy Lefteri

La mort et la vie manifestement indissociables

par Alphonse Cugier
Publié le 28 avril 2020 à 12:25

Nuri est apiculteur associé à son cousin Mustapha, tous deux ont ouvert un magasin. Son épouse Afra est artiste peintre. Ils vivent avec leur jeune fils Sami à Alep en Syrie et savourent leur bonheur. La guerre éclate, ravage tout. Sami est tué, Afra perd la vue et toutes les ruches sont incendiées. L’urgence de fuir. Afra ne veut pas sortir de sa chambre, elle s’est entourée d’un silence qui ressemble à une absence. Nuri plein d’attention et de tendresse tente de la convaincre de rejoindre à Londres l’épouse et la fille de Mustapha parties avant celui-ci.

Un long périple

L’exil... Abandonner ce qu’ils ont construit ensemble, ce qu’ils ont aimé. Syrie, Turquie, Grèce... France, Grande-Bretagne... Nuri raconte le calvaire de ceux qui sont jetés sur les routes et sur les mers, de ceux qui n’ont pas d’autre choix, un parcours semé d’embûches mortelles : trafics d’humains, chantage, prostitution forcée... migrants grugés, avalés par la mer et rejetés sur le sable. Bien qu’aveugle, Afra dessine, prenant les crayons au hasard, ce que tous deux voyaient de leur balcon à Alep, elle tend la feuille à Nuri qui lui dit que ce n’est pas terminé. Si, lui répond- elle. La partie gauche est en couleur, celle de droite, sans : Alep avant et Alep détruite par les bombes.« La guerre avait décoloré le monde, tué les fleurs. »

Du côté de la vie

Vies foudroyées par les drames et parfois illuminées par des bouffées de fraternité : Nuri rencontre un Marocain, un Ivoirien, un musicien de Kaboul et recueille Mohammed, un garçon de l’âge de Sami. Face à l’atroce et la veulerie, des notes d’espoir, l’accueil, le partage comme le suggère la couverture du livre, deux mains présentent un fruit, une grenade ouverte.L’auteure, qui s’est inspirée de son travail de bénévole dans un camp de migrants à Athènes, entraîne le lecteur dans les pensées de Nuri. Alternance présent et passé, la mémoire se crispe sur des faits douloureux, cauchemars et hallucinations mais s’offre des échappées belles, créant une constellation d’histoires d’une puissance poétique et visionnaire.

L’Apiculteur d’Alep ne dit pas seulement la violence et la mort, il reste fidèle à la beauté de l’espérance. Mosaïque de souvenirs, de rêves qui n’en finissent pas de s’échapper et de revenir sans cesse, et qui parfois se chevauchent sans jamais égarer le lecteur. Le temps, tantôt heurté, tragique (moments d’angoisse), tantôt suspendu, figé (attente dans les camps de transit ou pour l’obtention d’un titre de séjour), tantôt coulant fluide porté par le chaleureux, l’imagination, le merveilleux et attentif aux couleurs, aux senteurs, aux bruissements de vie du pays d’origine.

Régulièrement, un chapitre se clôt sur une phrase inachevée, un mot manque : il apparaît seul à la page suivante pour devenir le premier mot du chapitre d’après, manière de relier le passé et le présent, le flux et le reflux de la mémoire. Christy Lefteri a construit son récit avec une rare maîtrise d’écriture et de composition qui conjurent tout risque de dispersion.Cette plongée aux sources du malheur délivre une grande leçon d’espérance, l’avenir attendu (se réconcilier avec la vie et se réinventer dans un pays que l’on découvre) parvient à enluminer, par touches récurrentes, un présent dramatique à la limite du supportable.