L’exposition concerne un moment de l’œuvre de Chirico, celle qui naît de la découverte à Munich en 1908 des tableaux de Böcklin (L’Île aux morts) et de Klinger, qui se poursuit à Paris (rencontre avec le marchand d’art Paul Guillaume et Apollinaire qui qualifie sa peinture « d’art intérieur et cérébral » et dont Chirico réalise un portrait prémonitoire, moulage avec des lunettes noires et au second plan son profil marqué d’une cible, le poète sera blessé à cet endroit au cours de la guerre) et qui se termine à Ferrare de 1915 à 1917. Période clé du parcours du peintre dont les « rébus » ont enthousiasmé les surréalistes (Breton, Aragon, Éluard, Soupault) qui reconnaissent leur paysage mental. Ces toiles servent de matrice et de référence pour toute son œuvre, en particulier celle des dernières années où il se répète et se pastiche, ayant rompu avec les avant-gardes, renoué avec le passé et peignant ce qu’on attend de lui qu’il peigne.« Dans la solitude de la statue, le temps, à travers les saisons, ne produit qu’un seul fruit : l’ombre. Celle-ci est sa vie reflétée, sa mobilité magique. »
Dans ses places quasi désertes, façades aux volets fermés, galeries à arcades, se tiennent une statue et un ou deux personnages-silhouettes devancés parfois par leur ombre qui s’allonge démesurément, nette, coupante, aiguë. Chirico fait parler l’énigme dans une troublante théâtralité. Villes comme surgies du passé ou rendues à l’oubli, fantômes de villes nimbées de mystère par une lumière qui pétrifie l’espace. Un train à l’arrière-plan et son panache de fumée blanche attend, attente indéfiniment prolongée. Formes nettes, aiguës, lisses, les ombres se découpent sur le sol. Chirico rebat les données du temps saisi à rebours, se joue de l’échelle des grandeurs, fait côtoyer l’ancien et la modernité industrielle. La multiplication des points de fuite place le spectateur au cœur d’un réseau de tensions qui enlève à l’espace tout équilibre et toute quiétude.
L’art de l’énigme
Des mannequins aux orbites éteintes, symbole de l’homme anonyme et du robot, sont entourés d’objets usuels étrangement agencés dans un espace affranchi de toute logique,créant un effet d’hétéroclite qu’aurait apprécié Lautréamont et relevant d’un ordre ou d’un désordre cubiste. L’étrange et l’insolite s’invitent comme ce régime de bananes qui voisine avec le torse d’une Vénus antique ou ce canon placé à côté d’artichauts devant d’énormes cheminées, une imposante horloge et l’immuable train : Chirico, peintre qualifié de somnambulique, explore sans discontinuer l’inconscient et manipule les songes.
Lors de son séjour à Ferrare, Carlo Carrà et Giorgio Morandi se forment à son contact : même plastique d’objets géométrisés et poésie de la lumière et du silence qui émanent des toiles de Morandi. Max Ernst, Yves Tanguy et Salvatore Dalí découvriront avec profit cette métaphysique terrestre construite sur le dépaysement du réel, tableaux rêvés propices à provoquer des rêves.Les études du catalogue dirigé par Paolo Baldacci nous font pénétrer au cœur de l’univers de Chirico. Elles en questionnent le mystère, cette problématique esthétique proche de l’inquiétante étrangeté et renouvellent les perspectives concernant la période ferraraise, commentaires pertinents et décisifs quant aux rapports de la peinture métaphysique avec la guerre.
Exposition, musée de l’Orangerie Paris jusqu’au 14 décembre. Catalogue éditions Hazan, 240 pages, 39,95.