Feuilleton

La vie secrète de JPM (3)

Épisode 3 : « Tata Rosa »

Publié le 10 avril 2020 à 11:12

JPM vous propose de suivre durant six semaines un feuilleton inédit qui vous plongera dans son quotidien en ces temps de confinement : « La vie secrète de JPM ». Dans l’épisode précédent, il découvrait La Chope, un bar clandestin, en allant promener Günther, le vieux bouledogue handicapé de tata Rosa, avant de l’attacher dehors pour mieux en profiter.

En confinement, les odeurs restent longtemps. Günther avait marqué son passage à La Chope. « C’est vrai, z’êtes salauds. Il est mignon, ce chien ! » « Oui, François. Sinon, ça va la petite santé ? » lui demanda Emma. « C’est dur la dépression. On en rigole, mais ça fait mal. C’est comme si on était confiné, mais dans sa tête. Mais c’est bien la chimie. Vous devriez essayer. » Alors, j’ai repris une bière. Jeannot est venu me voir : « Dis donc, comment elle va, Rosa ? » « Tu la connais ? » J’étais sur le cul ! « Disons que je l’ai bien connue » qu’il me dit.

« C’était un beau brin de fille. Je l’ai connue en 62, elle avait 19 ans. Moi aussi. Elle sillonnait le quartier, de maison en maison avec une machine à laver, une Laden, posée sur un diable, pour aider les prolos. Un jour, elle est passée chez nous. Ma mère bossait. J’étais seul. J’ai aidé Rosa à installer l’engin dans la cuisine. J’y ai mis le linge de la famille. On admirait la machine tourner, mais du coin de l’œil, on se matait. C’était magique. D’un même élan, on s’est embrassé, on s’est enlacé, Rosa s’est assise sur l’engin, et... on a perdu notre virginité pendant le programme essorage. Elle est repassée souvent. La famille avait le linge le plus propre du quartier. Elle adhérait déjà à la vulgate communiste. Moi, j’étais plutôt Makhno, la mémoire des vaincus. On faisait l’amour et on parlait politique. Puis elle est parti à Lapalisse pour devenir institutrice. On s’est perdu de vue. Pourtant, elle n’avait jamais quitté mon palpitant. On s’est recroisé en 1981 à la fête de l’Huma à la sortie du concert de Ray Charles. On a fait dédicacer l’affiche par Wolinski. On a picolé au stand du Pas-de-Calais, j’ai voulu l’embrasser. Elle a écarté de sa main ma bouche en me disant avec un accent à la Arletty “Arrêtes, ça ira nul part”. C’est dommage. Déjà à l’époque, je n’allais plus bien loin. On ne s’est jamais revu. Si, une fois, au Sédico à la caisse. Elle était revenue dans le coin et était bénévole au Secours Populaire. »

Il a fait une pause, accompagnée d’un profond soupir qui venait de tellement loin, de tellement longtemps. « Alors, comment qu’elle va, Rosa  ? » « Elle s’embrouille un peu les méninges. Elle ne sort plus de chez elle. Mais ça va. Et puis elle a Günther. Tu devrais passer la voir. » « Je vous laisse, j’ai une montée d’angoisse » dit François. « Je sens que je vais ennuyer tout le monde. Je deviens toxique. » Il est parti, sans dire au revoir, croisant Fred qui rentrait avec son violon. « Bon dieu que ça renifle ici ! Faut ouvrir de temps en temps !  » Un truc me tarabustait. Elle en cachait des choses tata Rosa. Comme tous les vieux qui ne prennent plus la peine de se raconter pour pas gonfler la jeunesse avec l’avant. C’est normal. C’est loin l’avant, c’est fini, y’a rien à faire. Surtout lorsqu’on a foiré le grand soir et le grand amour. Le futur n’était pas jouasse non plus, surtout que demain était annulé, pour un temps indéterminé. Le mieux, c’était le jour présent avec mes copains à La Chope, en ce mois de mars 2020.

Tonio parlait raki albanais avec Clémence qui s’en foutait, Sergio, l’air idiot du mec amoureux, avait réussi à intéresser Camille en lui parlant synergologie, et moi, j’allais pas traîner. Tata Rosa attendait avec impatience Günther et j’avais plein de question à lui poser. J’avais sous la main une bibliothèque à laquelle je ne m’étais jamais intéressé. Fallait rattraper le temps perdu. « À demain !  » que j’ai dit. Samir a soulevé le rideau de fer, j’ai mis le nez dehors... Günther avait disparu !

Si vous avez raté le début, vous pouvez toujours relire les épisodes 1 : « Günther » et 2 : « La Chope ».