Feuilleton

La vie secrète de JPM (6)

Épisode 6 : « François »

Publié le 30 avril 2020 à 17:53

JPM vous propose de suivre un feuilleton inédit qui vous plongera dans son quotidien en ces temps de confinement : « La vie secrète de JPM ». Dans l’épisode précédent, il désespérait de retrouver un jour Günther, le bouledogue handicapé de tata Rosa, quand il entendit soudain son aboiement s’échapper d’une fenêtre.

J’ai tapé le premier code qui m’étais venu. 0666. La porte s’est ouverte, donnant sur un long couloir de marbre de Carrare, orné de statues de Vénus dénudées. Seuls des drapés finement sculptés cachaient leur intimité. Quelques candélabres de bronze baroques éclairaient l’endroit. J’empruntais l’escalier monumental aux murs tapissés de tableaux d’hommes et de femmes richement parés, dont les traits semblaient indiquer qu’ils étaient d’une même lignée. Deux nègres en bois d’ébène portant flambeaux m’accueillirent dans un salon, où seule la lumière ocre des tentures orientales permettait de distinguer une porte sculptée d’animaux exotiques. J’en tournais la poignée.

Je distinguais par l’entrebâillement François, en peignoir blanc, nonchalamment assis dans un fauteuil aux accoudoirs nacrés, caressant Günther à ses pieds. Ce dernier regardait une écran géant qui diffusait l’émission Koh-Lanta. J’entrais malgré l’odeur des pets du chien. François a tourné la tête vers moi, comme s’il m’attendait. « Entre !  » La pièce avait l’aspect des librairies d’antan, des centaines d’ouvrages rangés sans classement défini ou posés par terre en piles bancales, des objets hétéroclites venant de provinces lointaines, des photos d’une femme et un agrandissement géant d’un tableau de Schiele qui semblait me reprocher d’être là. Un Steinway noir y trônait au milieu.

« Günther adore cette émission » me dit-il. « C’est chez toi ? » lui dis-je surpris. « Je ne t’imaginais pas vivant dans un tel endroit. » « Je ne m’en vante pas ! » me dit-il. « J’ai un putain de complexe de classe ! Mais à l’envers. Je suis un enfoiré d’héritier ! Tu sais comment ? Mon grand-père a déposé le brevet du moteur électrique de machine à laver. À chaque fois qu’une est vendue, bingo, l’argent tombe ! Mais confinement ou pas, qu’est ce que je m’emmerde ! ... T’as une machine à laver ? » « Non  », lui dis-je. « Tant mieux. Je me sens moins redevable ! » Je pensais à tata Rosa, à ses 19 ans, aux prolos qu’elle aidait, tandis que le chien reniflait mon pantalon.

J’étais quand même furax. « Qu’est-ce-que Günther fout là ? Ça fait des heures que je le cherche ! » Très calmement François me dit en souriant : « Il a l’air malheureux ? J’ai pas le droit à un peu de tendresse ? J’ai pas le droit de prendre soin de quelqu’un pendant quelques heures et qui me remercie en me léchant la main ? » « Bien sûr que si... » que je lui dis « mais tata Rosa... ». Sans que j’aie pu finir ma phrase, François s’assit, toujours souriant, devant le piano et fit résonner un accord en chantant : « Do-fa dièse... ! Tu la sens, la tension musicale ? Diabolus in Musica. C’est universel, mon pote ! Universel ! La musique, la poésie. J’ai finalement tout ce qu’il me faut ici ! » Je n’étais pas très sûr. Il s’est relevé et me dit : « Tu veux combien pour Günther ? » C’était à pleurer.

J’ai pris le chien dans mes bras et lui ai dit : « Il n’est pas à vendre. Il n’est même pas à moi. » Il se rassis au piano : « Je peux acheter toute la ville, mais pas un vieux chien handicapé ! » Il rigola. Faut pas me la faire. C’était un rire désespéré. Je connais bien. Il se remit au piano pour jouer « My favorite things ». « Universel  » répéta-t-il. « Demain, si tu veux, je t’amène un Rottweiler. Il te léchera la main aussi. » Günther péta, comme pour dire « au revoir ». Sans se retourner, François me dit : « Ça reste entre nous, tout ça. Je te fais confiance. » Je regagnais au plus vite ma casa. « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Hein, mon Günther ! » Il me lécha le nez et me répondit d’un : « Prout ! » vainqueur. Je croyais en avoir fini avec ma journée, mais non...

À suivre...

Si vous avez raté le début, vous pouvez toujours relire les épisodes 1 : « Günther », 2 : « La Chope », 3 : « Tata Rosa », 4 : « Bartok » et 5 : « Les amis ».