Jeannot et moi avons attaché les chiens à la rambarde de l’escalier du perron et sommes rentrés. Il ne nous a pas fallu longtemps pour trouver tata Rosa, paisiblement allongée sur le carrelage de la cuisine dans une jolie robe à fleurs violettes, les yeux fermés, devant sa table où l’attendait une assiette de museau vinaigrette que les mouches commençaient à squatter. Sans y croire, j’ai tapoté sur sa joue : « Rosa ! Hé ! Rosa ! » Mais cela ne servait à rien. Le cœur avait bel et bien lâché.
Jeannot était tétanisé, une main sur la bouche, l’affiche de Wolinski dans l’autre. On ne s’est rien dit. Il a pris sa veste qu’il a déposée sur le corps de Rosa. Y’avait rien d’autre à faire que d’appeler les flics. L’idée de les recroiser m’enchantait moyennement. Jeannot s’est assis devant le museau vinaigrette, les yeux dans le vide, répétant « c’est pas juste, c’est pas juste » pendant que je faisais le 17. Dehors, les deux clebs aboyaient méchamment.
J’ai fait le tour de la maison que je croyais connaître. Pas beaucoup de choses sur les murs. Une photo d’elle avec Georges Marchais, une autre avec Günther, un groupe de gamins lors d’une sortie avec le Secours pop’, une aquarelle d’un bord de mer. Dans sa chambre, le lit était fait, les draps sentaient bon la lavande. Sur la table de nuit, Les Raisins de la colère, corné à la page 128. C’est en passant par la salle de bain pour effacer toute trace de Sweety Birdy que les larmes sont venues en voyant la brosse à dents. La vie n’a décidément aucun sens. Les chiens s’énervaient dehors. Ils devaient jouer, insensibles à la situation.
Je suis revenu vers Jeannot et lui ai posé la main sur l’épaule. « Encore un rendez-vous raté » qu’il me dit. « C’est toute ma vie. » J’avais rien à dire. Rien. J’ai cherché de quoi boire quelque chose. Je n’ai trouvé une bouteille de gnôle, les verres qui vont avec et des crackers bon marché. Ça nous ferait pas de mal. On a trinqué à Rosa, puis à Rosa, puis à La Chope, puis à Rosa, puis à chaque copain de La Chope. On a refait le monde d’hier et préparé celui de demain, sans grandes illusions. Jeannot pleurait son amour définitivement perdu, comme sa jeunesse, et un renouveau possible. La bouteille finie, ce fut bien silencieux d’un coup. Je n’entendais même plus les chiens. C’était presque inquiétant.
Je suis sorti, franchement vacillant. Günther a remué la queue en me voyant, la gueule sanguinolente, le Rottweiler gisant à ses pieds, la langue pendante et la gorge ouverte. J’allais engueuler le clebs quand les flics sont arrivés. Une vraie scène de crime avec la mare de sang du chien dans l’escalier, le corps de Rosa dans la cuisine et Jeannot qui s’était endormi la tête dans le museau vinaigrette. « Encore vous » me dit le gradé. « Ça va, la poésie, la musique et l’amour ? » Pendant les constatations, j’en profitais pour vomir dans les hortensias, réveiller Jeannot et lui commander un taxi. Fallait être solidaire.
« Günther, qu’est-ce-qui t’as pris de trucider ton frère de race ? » Il m’a souri et m’a dit : « Il me regardait mal. Faut pas me faire chier. Écoute moi, JP. Tata est morte. Je suis handicapé. J’ai besoin d’assistance. Et puis, je suis ton assurance vie. » « Comment ça ? » que je lui dis. « Dis-le à personne, mais j’ai les flatulences antivirales. Là où je passe, la Covid trépasse. Là où je pète, on peut faire la fête. On va bien se marrer tous les deux ! » Le discours du chien me paraissait cohérent. On a discuté une bonne heure, assis sur les marches, réglant les détails de notre future cohabitation. Jusqu’à ce que les pompiers arrivent et emmènent Rosa. En rentrant dans le taxi, Jeannot m’avait dit : « La vie n’est qu’un sandwich à la merde. » Je corroborais. J’étais en vrac.
Si vous avez raté le début, vous pouvez toujours relire les épisodes 1 : « Günther », 2 : « La Chope », 3 : « Tata Rosa », 4 : « Bartok », 5 : « Les amis », 6 : « François », 7 : « Maryline Cheap » et Épisode 8 : « Joyeux merdier ».