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Les dessins de Tomi Ungerer : du pur diapason

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 25 janvier 2019 à 14:51 Mise à jour le 9 février 2019

Siné, Topor, Reiser, Chaval, Bosc et à nouveau Tomi Ungerer… les Cahiers Dessinés restent fidèles au dessin d’humour délibérément hirsute et bien ciblé.

Tomi Ungerer, né en 1931, est décédé dans la nuit du 8 au 9 février à l’âge de 87 ans. Reconnu dans le monde entier, il est considéré comme l’un des plus brillants de sa génération. Quatre films documentaires lui sont consacrés et son musée, ouvert en 2007 à Strasbourg, qui présente soixante années de création graphique, reçoit des visiteurs des quatre coins de la planète. Homme libre, esprit indépendant, hallucinant d’inventivité, il a démontré son savoir-faire dans tous les domaines.
Ses livres pour enfants, Les trois brigands et Jean de la Lune, sont devenus des classiques et ont été adaptés au cinéma. Il s’offre des intermèdes dans le dessin érotique, mais c’est la critique sociale et politique qui lui importe avant tout. Deux ouvrages paraissent simultanément.

Offensive tous azimuts

In extremis (deux cents dessins) témoigne de son engagement contre tous les fanatismes, les patriotismes dévoyés et les assujettissements. Alsacien opprimé par l’occupant, obligé de parler allemand et de suivre l’endoctrinement nazi, Tomi Ungerer restera toujours un révolté. Séjournant aux Etats-Unis de 1956 à 1971, il dénonce la ségrégation raciale (le poster « Black Power/White Power » est devenu une icône) et l’intervention américaine au Vietnam. Acuité du regard et charge au vitriol : nombre de ses dessins ont été refusés par leurs commanditaires.

Montage des couvertures des deux albums de Tomi Ungerer.

À l’inverse, Stanley Kubrick n’a pas hésité à lui confier en 1964 la réalisation de l’affiche de la comédie satirique Docteur Folamour ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe. Tomi Ungerer a connu le maccarthysme, a été fiché sur la liste noire par le FBI (service de police et de renseignement intérieur aux Etats-Unis) et arrêté comme communiste alors qu’il refuse d’adhérer à un parti. Sans désemparer, il passe au crible les arrangements officiels avec la réalité historique, les bonnes consciences endormies et les désastres écologiques provoqués par les industriels. Si ses souvenirs d’enfance lui dictent encore des dessins cinglants contre les abominations nazies dont il craint la résurgence, il s’empare des mille et un actes de barbarie qui sont perpétrés de nos jours.

Une faune mondaine alpaguée

Dans The Party, publié une première fois à New York en 1966, Tomi Ungerer en majordome annonce les invités, tout le gratin des gens de biens et fait preuve d’une générosité sans bornes en attribuant à cette High Society new-yorkaise les qualités dont elle fait preuve : onctuosité hypocrite, bassesse, prétention, arrogance, rapacité… et vide sidéral.
L’artiste peut ainsi donner libre cours à son aversion pour l’hideuse réalité et fait défiler des « hommes et des femmes du monde » vissés à force sur leurs préjugés de classe et dont l’apparente respectabilité engendre des monstres : tentacules, crocs et pinces acérées sortent des smokings et des robes de soirée. Une fresque musquée à souhait de momies nécrosées, édentées mais toujours carnassières et de mégères emperlousées et affublées d’un second collier grouillant de fourmis qui sortent du décolleté.
Tomi Ungerer ne connaît pas la température moyenne, c’est à ses yeux une question de santé publique : jamais rassasié, sans méchanceté mais avec férocité, il s’en donne à cœur joie et n’accorde aucun répit, de plus en plus cinglant au fur et à mesure que le délabrement s’accentue. Il a la dent dure mais ses modèles le méritent amplement. Les alcools forts, vitriolés de ces deux albums n’ont rien perdu de leur force décapante en un demi-siècle. Leur auteur se situe bien dans la lignée des Hogarth, Daumier, Grosz et Otto Dix.

In extremis et The Party, Les Cahiers Dessinés, respectivement 208 et 128 pages, 28 et 20 €.