© JPM
Les chroniques de JPM chez Tata Atsou

Matar, le rescapé

Publié le 14 janvier 2022 à 13:00

Tata Atsou habite Saint-Louis du Sénégal, rue IN-40. J’arrive à 14 heures dans sa cour ombragée. Elle est assise et nettoie des bouteilles plastique vides qu’elle remplira de bissap et qu’elle vendra ensuite. Elle a le sourire en me voyant (d’ailleurs, elle sourit tout le temps cette femme de 70 ans). Elle me parle wolof, je ne comprends rien. Ce n’est pas grave. Demain, je comprendrai mieux. Je vais manger chez elle du riz et du poisson. Il y aura avec moi ses fils, filles et petits-enfants dans une petite pièce sombre où l’on mangera à même le sol recouvert d’un tapis écarlate. C’est en fin de journée, en longeant le fleuve Sénégal, que j’ai rencontré Matar. Il a 72 ans. De sa main occupée à égrener les cent perles de son chapelet, il me montre une pirogue sur laquelle il est assis en regardant les chèvres fouiller les détritus. « C’est là-dedans que j’ai voulu aller en France en 2002. » J’avais vu la veille le quartier des pêcheurs. En 20 ans, la mer a avancé de 200 mètres, détruisant des maisons. Des blocs de pierre noirs ont été disposés sur la plage pour retarder l’érosion. « La pêche aussi est détruite, me dit-il. L’État autorise des bateaux chinois, japonais, russes, coréens à pêcher sur nos côtes, avec des filets à petites mailles. Il y a de moins en moins de poissons pour les 7 000 pêcheurs de Saint-Louis. » J’insistais alors pour qu’il me parle de ce voyage pour la France. « J’ai payé 500 000 francs CFA - 800 euros, soit huit mois de salaire moyen - pour monter dedans. Nous étions 93. Quand la Croix- Rouge espagnole nous a récupérés, nous n’étions plus que 34 encore en vie. » Matar me regardait sans chercher la pitié. C’était juste un regard qui se souvenait. « J’ai vu la mort. Le voyage devait durer une semaine. Mais nous avons perdu le moteur, qui a ouvert une brèche dans la coque et sur la réserve d’eau. Au bout de 13 jours, nous n’avions plus d’eau, de nourriture. C’est surtout les diarrhées qui tuaient. Je me rappelle de certains qui hurlaient pour avoir de l’eau. J’ai tenté de boire celle de la mer. J’avais la gorge en feu et crachais du sang. J’avais peur. » Il se souvenait avoir fermé les yeux pour prier en attendant la mort et de les ouvrir pour voir le bateau de la Croix-Rouge les aborder. Ce sera 15 jours de prison en Espagne pour avoir avoué être sénégalais (ce n’est pas un pays en guerre, il ne pouvait donc pas bénéficier du statut de réfugié). Depuis, il avait repris son travail de pêcheur. C’était dur. Il m’avait montré ses doigts meurtris à remonter à les lignes à la main. Je repartais chez Tata Atsou pour un café. Je gambergeais. En moins d’un an, 800 Sénégalais s’étaient noyés en voulant aller en Europe. Qu’est-ce qui peut pousser un père ayant déjà perdu deux enfants dans ces mêmes conditions à attendre que le troisième soit assez grand pour lui faire tenter l’aventure ? La traversée par la Mauritanie était plus dangereuse, risque d’enlèvement, de sévices sexuels, d’être vendu au marché aux esclaves en Libye. Au moins, la mer, c’est soit on passe, soit on meurt. Matar m’avait dit qu’il était désormais libre, et que cela n’avait pas de prix. Il faisait nuit sur Saint-Louis. Tata Astou était absente. Je la verrai demain pour mon sandwich omelette du matin en regardant les gosses aller à l’école dans leurs chemises violettes.