CITÉPHILO

Philippe Descola : « La diversité culturelle est l’état normal de l’humanité »

Publié le 15 novembre 2019 à 19:16

Invité d’honneur de Citéphilo 2019, l’auteur des Lances du crépuscule (Terre humaine) consacré aux Jivaro Achuar d’Amazonie revient sur son parcours d’anthropologue et sur l’importance de sa discipline et de l’écologie scientifique dans le débat social, politique et environnemental contemporain. Un entretien exclusif de Liberté Hebdo.

Comment êtes-vous devenu anthropologue ?

Dans mon cas, comme c’est assez courant pour les gens de ma génération, à partir d’une formation de philosophe. La philosophie universitaire qui nous était transmise était principalement axée autour de questions qui me paraissaient internes au développement historique de l’Occident. Avec des questions politiques, morales et épistémologiques qui m’intéressaient beaucoup mais qui me paraissaient difficilement se connecter à la façon dont d’autres civilisations s’étaient posées des questions, quelquefois semblables mais quelquefois aussi extrêmement différentes. C’est pour cela que j’ai quitté les rivages de la philosophie pour l’anthropologie.

À cela s’ajoute sans doute une disposition plus personnelle mais assez caractéristique des anthropologues. Celle d’un certain inconfort devant le monde dans lequel on vit. J’étais militant politique. À l’époque, nous l’étions presque tous. Je réagissais à ma manière aux inégalités, aux ravages du capitalisme etc. mais j’avais en outre le sentiment que, dans ce monde dans lequel je vivais, je n’étais pas complètement à ma place. La distance que je ressentais vis-à-vis du monde social était au fond l’instrument qui me permettait de le voir avec un certain esprit cri tique. C’est quelque chose que j’ai mesuré en revenant d’Amazonie.

On a publié, il n’y a pas très longtemps, une conférence de Claude Lévi-Strauss qu’il a prononcée devant des militants de la CGT en 1938 lors d’un retour à Paris. Dans cette conférence, Lévi-Strauss, qui avait été un intellectuel marxiste important de la SFIO, explique que l’ethnologie est une science révolutionnaire. Cela peut paraître un peu paradoxal parce qu’on voit plutôt Lévi- Strauss comme quelqu’un qui était un peu conservateur. En réalité, il manifeste quelque chose qui me semble très commun chez les ethnologues à savoir que l’expérience d’autres façons de vivre la condition humaine rend extrêmement critique à l’égard de la façon dont nos propres institutions fonctionnent.

C’est aussi la leçon de Montaigne dans ses Essais. Le relativisme politique qu’on peut déceler chez Montaigne vient notamment de sa connaissance des mœurs des Tupinambas qu’il compare à celles des Européens. Il y a donc ce double aspect, pour revenir à votre question, qui est, d’une part, d’essayer d’examiner les expériences de vie collective qui constituent autant de façon de répondre à des questions que les philosophes ne savent pas nécessairement poser, et, d’autre part, un engagement personnel, en quelque sorte, pour « frotter », comme disait encore Montaigne, « sa cervelle contre celle d’autrui ».

Vous avez évoqué Montaigne. Quel a été le rôle de l’Humanisme européen auquel il a appartenu dans la naissance de l’anthropologie ?

Après la redécouverte des penseurs grecs, cet Humanisme coïncide avec la conquête de l’Amérique, c’est-à-dire un autre grand choc qui aboutit à découvrir des façons de penser et de faire extrêmement surprenantes. Je pense en particulier à la région qui m’est familière, à savoir l’Amazonie, où on ne pouvait distinguer aucune des institutions caractéristiques de l’époque, un royaume ou une principauté par exemple.

Il n’y avait pas de temple, pas de clergé, pas d’État, pas même de groupes de filiations, de clans etc. Ces choses- là n’étaient pas présentes en Amazonie. Il y avait un habitat dispersé, la pratique de la vendetta, de la guerre quelquefois et, bien évidemment, sur le littoral du Brésil avec les Tupinambas, le cannibalisme rituel . Ces façons de se comporter étaient complètement énigmatiques pour les Européens.

Les premiers à les décrire sont perplexes et, en même temps, ils sèment les graines, en quelque sorte, d’une inquiétude ou d’une mise à distance des institutions européennes. De ce point de vue, on peut dire que l’anthropologie, qui n’était pas encore l’anthropologie scientifique telle qu’elle se développera au XIX e siècle, est née de ce premier contact et que c’est à cette époque que sont véritablement nées les premières réflexions des Européens sur l’altérité.

Comment valoriser la présence de l’anthropologie dans la sphère publique et notamment dans la sphère scolaire ? Pourquoi le faut-il ?

Il le faut absolument et vous posez une question absolument fondamentale. Je milite depuis des années pour que l’on enseigne l’anthropologie dans le secondaire. Pas simplement de façon marginale, c’est-à-dire dans les classes de philo, mais de façon plus systématique et peut-être un peu plus tôt en complément sans doute des cours d’histoire et de géographie.

Pourquoi ? Pour faire mesurer que la diversité culturelle est l’état normal de l’humanité et que ce que nous croyons voir comme étant une sorte de vaste océan de valeurs modernes entouré par quelques populations marginales que les ethnologues s’obstinent à étudier, déguise en fait complètement la réalité de la diversité des façons d’être au monde.

C’est d’autant plus important et c’est d’autant plus faisable que la diversité culturelle en France s’est accentué de façon considérable au fil des décennies. Elle était déjà présente avec les variations régionales bien sûr, mais elle est maintenant beaucoup plus ample. Il y a des expériences qui sont le fait de professeurs du secondaire admirables dans ce sens mais qui, malheureusement, ne sont pas reprises.

Par ailleurs, l’écologie scientifique me semble également indispensable à enseigner dans le secondaire. La réduction à la biologie moléculaire de la plupart des phénomènes de la vie rend très difficile la prise de conscience par les élèves des interactions multiples entre les organismes et puis leur milieu, ainsi que du rôle qu’ils jouent, en tant qu’humain, à l’intérieur de cet ensemble. Cette ignorance de l’écologie scientifique et de l’anthropologie est quelque chose de quasiment criminel à un moment où, de plus en plus, les gens commencent à se rendre compte que notre façon d’exploiter sauvagement les ressources de la Terre nous mène à la catastrophe.

Entretien réalisé par Jérôme SKALSKI