Éditions Dupuis, collection Air libre, 237 x 310 mm, 120 pages, 23 €.
Le Bestiaire du crépuscule de Daria Schmitt

Sortilèges de l’imaginaire

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 26 août 2022 à 17:03

Un jardin public, lieu de promenade ou de repos pour les adultes et terrain de jeux pour les enfants. Providence, le gardien s’entretient en permanence avec son confident, un chat prénommé Maldoror (hommage au comte de Lautréamont, auteur des Chants de Maldoror, œuvre hors de tout réalisme et de toute logique, contraction des mots ‘mal’ et ‘horror’). Il s’emploie à protéger les visiteurs des sombres et monstrueuses émanations qui peuplent le parc et qu’il est le seul à voir. Il a installé des instruments de mesure, sortes de nichoirs qui, entend-il, vibrent dès l’approche de ces «  hôtes » indésirables et insoupçonnés. La nouvelle directrice, toujours perchée sur son cheval, même lors des réunions, n’a cure des inquiétudes de son employé et, obnubilée par les techniques de gestion managériale et les mots qui en découlent, a décidé de gérer le jardin public comme une véritable start-up. Seules trois dames âgées qui tricotent (trois Parques qui tissent le fil de la vie ?) soutiennent le gardien.

L’apport de l’angoisse

La tâche de Providence (ange gardien ?) se complique : il parvient à sauver des gueules voraces des carpes énormes vivant dans les eaux troubles du lac, un étrange livre dont les pages blanches libèrent des monstres terrifiants anxiogènes et qui est convoité par des personnages équivoques appartenant, disent-ils, aux services psycho-sanitaires. Il est aussi attiré par une demeure sise au sommet d’un éperon rocheux dans les profondeurs du lac. Daria Schmitt rend hommage à Lovecraft (1890-1937) qui a arpenté tous les chemins du fantastique, créant une terrifiante mythologie. Elle réussit même à intégrer dans le récit de la BD la nouvelle de Lovecraft : L’étrange maison haute dans la brume. Quant à la directrice, si au dénouement, elle a conservé son vocabulaire de culture d’entreprise, elle s’est néanmoins quelque peu convertie à l’humain.

Faisant une large place au surnaturel, l’auteure nous fait entrer dans ce que pense et voit Providence, corps immatériels qui s’incarnent, images d’une force sidérante : carpes flottant aussi dans l’air au-dessus de sa maison, pieuvre remontant des abysses, déployant ses tentacules dans une brume rosâtre, myriade de globes oculaires cerclés de filaments d’anémone tapis dans les herbes. L’onirique insolite, cauchemardesque et hallucinatoire s’immisce dans le réel et se conjugue à l’esthétique avec un rare bonheur, moments où les couleurs rose, mauve, turquoise, paradoxalement douces, entrent en jeu. Avec un tel enchantement graphique, une extinction éventuelle du fantastique n’est pas de mise.