Voyage avec Louis Aragon

par PATRICK SOLOCH
Publié le 20 janvier 2023 à 14:54

Dans nos numéros 1564 et 1565, en fin d’année dernière, Jérôme Leroy a consacré son Talon de fer à Louis Aragon. Ce dernier a disparu le 24 décembre 1982, voici 40 ans. « Aragon n’est pas mort il y a 40 ans » écrit notre chroniqueur. Aujourd’hui, Patrick Soloch nous invite à un voyage en huit étapes dans la vie et l’œuvre d’Aragon. Vous découvrirez les deux premiers épisodes dans cette page.

L’homme dont je vais vous parler a été écrivain, poète, romancier, journaliste, critique d’art, essayiste, polémiste. Car ce qui frappe chez Louis Aragon, c’est la diversité de ses dons dont un seul suffirait à assurer une durable célébrité, comme aimait à le répéter Jean d’Ormesson. Il excelle dans les différents genres avec une facilité déconcertante, il a épousé tous les mouvements du siècle ; des surréalistes aux dadaïstes, de la traduction de l’amour absolu et la beauté universelle à la plus complète implication dans la guerre. Autrement que témoin de son temps, il incarne, se confond avec le siècle qu’il aura influencé, marqué de son empreinte. Il aura traduit le sentiment de l’amour, de la rencontre avec l’autre ; il en a épousé les espoirs et désespoirs ; il en a fait les comptes mais aussi les mécomptes. J’ai ici le sentiment d’être petit pour oser parler de lui aujourd’hui mais il disait : « J’appartiens à ceux qui m’ont aimé ». Alors pour ceux qui ont aimé sa poésie chantée par Léo Ferré, Jean Ferrat, Isabelle Aubrey, pour ceux qui ne le connaissent pas ; j’invite à découvrir l’histoire d’un homme et d’un siècle indissociablement lié pour apprendre et comprendre son œuvre. Je vous propose un voyage en huit étapes de sa vie et de son œuvre :

  1. La jeunesse et le mensonge
  2. La guerre et l’horreur
  3. Le surréalisme, la révolte, la colère
  4. Le temps des désordres de l’amour et des femmes
  5. L’entrée en scène d’Elsa et du parti communiste
  6. Le poète et l’action politique
  7. Le résistant et la deuxième guerre mondiale
  8. Aragon et le rajeunissement de la rime
  9. Epilogue

LA JEUNESSE ET LE MENSONGE

Louis Aragon est né à Paris le 3 octobre 1897, de père inconnu, un enfant de l’automne disait-il, « Dans un pays plein de cendres amères » reprendra en chanson Marc Ogeret dans « Au pays des mines ». Il apparaît dans cette IIIème république qui défend l’ordre, la famille, la patrie ; on ne plaisante pas avec la sacro-sainte institution du mariage, il y a des bordels pour s’amuser, tout est possible à condition que les autres n’en sachent rien ; l’hypocrisie est la règle. On a brouillé toutes les cartes au jeune Louis Aragon, sa grand-mère n’est pas sa mère, sa nounou n’est pas sa nounou mais sa mère, son père Louis Andrieux n’est pas son oncle mais son père. Louis apprend tout cela à l’âge de 18 ans avant de partir à la guerre. Son père, préfet de police à Paris, est un grand personnage de la IIIème république à la moustache batailleuse, avocat inscrit au barreau de Lyon, anticlérical et franc maçon, il fut député pendant vingt ans, doyen de l’assemblée. Il prononcera un discours étrange au regard de son histoire personnelle « Le jour où les femmes seront parmi nous, les hommes seront meilleurs et les lois que vous ferez plus humaines ». Le nom de Aragon avait été inventé par son père sans doute pour l’amour qu’il a eu avec une belle espagnole. De sa jeunesse gavée par le secret, Louis restera profondément marqué, elle aura insufflé son style « Le vrai faux parler »

Marc Ogeret : Dans ce pays plein de cendres amères CD 3 Hier et Demain Maintenant que la jeunesse 3 mn Enregistrement 1

LA GUERRE ET L’HORREUR

L’homme au double visage, désormais instruit, part à la découverte de lui-même, en fait il part à la guerre. Pour cela, il entreprend des études de médecine, cela lui importe peu, tous les membres de sa famille ont été déjà tués et il est persuadé qu’il n’en reviendra pas. Il conduit ses études avec assiduité et fréquente surtout les foyers d’idées les plus attractifs de l’époque, telle la société d’Adrienne Monnier. Il y rencontre A. Breton, Mallarmé, Rimbaud, Apollinaire et surtout Lautréamont qu’il estimait plus haut que Rimbaud. Il est incorporé le 3 septembre au Val de Grâce comme médecin auxiliaire en même temps que A. Breton, ils partagent chambrées et gardes au 2ème blessés et au 4ème fiévreux c’est-à-dire chez les fous ; il y côtoie les premières horreurs qui lui feront dire plus tard : « J’appartiens à une génération qui n’avait pas vingt ans et dans laquelle grondait une certaine colère (si peu de colères…) nous avons eu presque tous les écrivains français se plier aux lois de la guerre, s’en faire les justificateurs et les apologistes » Le 1er mars 1918 paraît le premier poème d’Aragon : « Le charlot sentimental » « Nous pensions que parler de la guerre, fut-ce pour la maudire ? C’était encore lui faire de la réclame » Puis, il est envoyé au front, il est enseveli trois fois en avant de Couvrelles et passe pour mort aux yeux de l’administration militaire. Le soldat Aragon est cité le 15 août à l’ordre du régiment et reçoit la croix de guerre « Seul médecin au bataillon, a assumé l’évacuation des blessés très nombreux dans des conditions périlleuses a fait preuve d’un dévouement et d’une abnégation au-dessus de toute éloge » Le 11 septembre au Chemin des Dames, il entreprend d’écrire « Anicet ou le panorama », un de ses amis Apollinaire meurt la veille de l’armistice.

CD2 Tu n’en reviendras pas Enregistrement n° 2

LE SURRÉALISME, LA RÉVOLTE, LA COLÈRE

De retour de guerre, tout s’accélère, il retrouve son ami breton, il écrit avec Soupault. Le premier numéro de littérature auquel se joint de grands noms tels que : Gide, Valéry, Léon Paul, Fargue, Reverdy, Max Jacob, Paul Hans et Proust qui saluent l’audace d’une telle publication qui à cette époque revêt déjà un caractère révolutionnaire. Ils y côtoieront Tzara, Dada ; au printemps 1919 au boulevard Saint-Michel, Aragon retrouve Soupault et Breton au Café de la Source ; Breton lui lit les premières pages de « Champs magnétiques » ; c’est la découverte de l’écriture automatique si chère à Prévert et qui constitue le mouvement fondateur du surréalisme français ; les productions s’enchaînent, Aragon décide d’abandonner la médecine (pour qui déjà les observations étaient un modèle d’élégance) pour se préoccuper des passions qui l’animent. Alors, les recueils de poésie s’additionnent : Feu de joie, Libertinages, Le mouvement perpétuel, il fréquente les peintres Mas Ernst, Picasso, Man Ray, Giorgio de Chirico, Miro, Paul Klee. L’époque surréaliste bat son plein et le groupe composé de Breton, Aragon, Vitrae, Desnos, Crevel, Maris, Leiris, Prévert, Dada et bien d’autres… écrivent sous la plume d’André Breton le premier manifeste du surréalisme français…, le mot surréaliste était un terme à connotation péjorative employé par les journalistes comme Paul Claudel (futur soutien du fascisme) qui voyaient d’un très mauvais œil cette génération d’intellectuels qui sortant de la vision horrifiante et apocalyptique de la guerre proposent un art nouveau qu’ils s’activeront plus tard à diffuser au plus grand nombre en opposition à l’art classique réservé aux classes dominantes fauteur de guerre. « C’est dans les rues les plus pauvres qu’on trouve les jolis noms » disait Prévert et c’est Aragon qui convint Breton de nommer ce mouvement : « surréaliste » auquel il adjoint les termes surréaliste et surréaliser. Son but est d’exprimer la pensée pure délivrée de tout contrôle imposé par la raison et par les préjugés moraux et sociaux. Le groupe multiplie les séances d’écriture automatique en commun ; ils songent à adhérer au jeune parti communiste français lui aussi né de la guerre en 1920. Tout ce mouvement ne peut se comprendre sans prendre en compte la révolte, la colère de tous ces jeunes gens qui ont vécu les massacres de la guerre. Durant cette période, le groupe rejoint par Malraux parle de tout, discute de tout, conteste, Aragon disait d’Anatole France « Fallait-il qu’il répondit vraiment à l’ignominie française pour que ce peuple obscur fut à ce point heureux de lui avoir prêté son nom ». Propos repris du manuscrit du libertinage auquel précisera-t-il « que je n’ai jamais entendu qu’au sens de ces libertins du XVIIème siècle c’est-à-dire les libres penseurs »

CD 3 Hier et demain N° 10 Les poètes Enregistrement n° 3

LE TEMPS DES DÉSORDRES ET DE L’AMOUR DES FEMMES

Et puis c’est l’époque du désordre des amours, en 1922 Aragon tombe amoureux de Eyre de Lanux, « Belle à la perfection, elle avait le visage, elle avait l’air d’une douleur heureuse ». Mariée et lesbienne, cette femme m’était interdite. Il rencontre brièvement Clothilde Vail et puis il s’éprend de Denise Levy « un nom comme le veut quand il tombe à pied » c’est la cousine d’André Breton. Paul Éluard dit d’Aragon : « Louis ne brouille pas les cartes, ne rêve pas, ne chante que sur deux pieds, il n’a pas peur d’aimer Eucharis (une fleur) ni de lui redire tous les jours, quatre cents fois ». Et puis vient Nancy Cunard, fille richissime pour laquelle Aragon voyant « cette grande dame pleine de cœur et de noblesse va commencer le temps de sa légende ». Il lui vouera des poèmes brûlant d’amour mais aussi de désespoir car en femme libre il apprend qu’elle a un amant. Louis tente de mettre fin à ses jours à la mi-septembre 1928, quelqu’un un homosexuel de l’entourage de Nancy le sauve. Aragon tout au long de sa vie a été poursuivi par l’obsession du suicide. Il mît au bucher nombre de ses œuvres, Le Grand Roman, la Défense de l’Infini aura été préservée par Gaston Gallimard qui le diffuse en 1928.

L’ENTRÉE EN SCÈNE D’ELSA ET DU PARTI COMMUNISTE

Elsa entre en scène… Après le suicide manqué de Venise, Aragon fréquente la Coupole de Montparnasse. Elsa Triolet qui cherche à faire sa connaissance et amadouer sa méfiance lui présente Maïakovski (poète futuriste et grand acteur du jeune parti bolchévique). Ils ne se quitteront plus, Aragon est toujours sous le choc de son amour à la dérive de Nancy, Elsa écrira dans son journal « j’avoue marcher sur du verre brisé ». Une légende a longtemps couru selon laquelle Elsa aurait convaincu Louis d’adhérer au PCF : il en fût agacé. « Que notre vie a été cet idylle qu’on prétend et que du même coup je doive à Elsa mon destin politique ». Car c’est bien avec Elsa, leurs nombreux voyages à Berlin, à Moscou, leurs débats incessants sur l’utilité et le sens du mouvement surréaliste, leur rapport avec le jeune PCF et la jeune révolution soviétique, qu’en deux compagnons de route ils sont reliés à la littérature comme dans la vie d’action pour en finir à une folle passion amoureuse. Louis jusqu’alors en recherche d’identité prend la mesure de l’engagement d’homme libre qui sera le sien ; un engagement total. Mais celui qui cherche à connaître l’homme se heurte à sa complexité ; que de facettes et de contradictions, que d’énigmes ! Dans sa personnalité et son parcours, il s’oppose à tous les dogmatismes comme il pourfend la nécessité d’un parti ouvrier organisé, il défend la notion de la dictature du prolétariat comme étant l’étape nécessaire d’un pouvoir par le peuple pour le peuple comme il en aura tout aussi bien condamné ses dérives plus tard. « Le stalinisme, le nazisme et leurs avatars ont discrédité pour un temps jusqu’à l’idée même de la révolution, achevons de les déconstruite, cherchons obstinément dans nos actions et dans le marxisme même ce qui a fait défaut mais ne renonçons jamais à changer la société et la vie ». Comme il condamnera Lui le Daudit, l’idéologie petite bourgeoise et la trahison de la sociale démocratie coupable d’avoir voté la guerre de 14 et plus tard les pleins pouvoirs à Pétain. Cette période était dans les controverses dont Elsa dira « Il n’y a que deux côtés à une barricade ». Aragon n’est pas adhérent à un mouvement social, il l’est, il le porte. Il est au-devant de la scène dans ce procrée le monde artistique, il écrit les préfaces de Picasso, Bracq, Man Ray. Ses poésies éditées dans Front Rouge sont saisies par la police, il est poursuivi pour propagande anarchiste. Il est de tous les combats anticléricaux, anticoloniaux. Il prend position sur tous les débats qui agitent les milieux littéraires avec Malraux, Claudel. On le lit souvent dans l’Humanité. Aragon prône l’action comme l’éthique de la non séparation du faire et du penser. Avec ses amis surréalistes, il trouve enfin une plateforme commune, reprise par l’association des écrivains et artistes révolutionnaires fondée le 17 mars 1932, le secrétaire général est Paul Vaillant Couturier.

CD1 Aimer N° 5 Aimer à perdre la raison Enregistrement n° 4

LE POÈTE ET L’ACTEUR POLITIQUE

Le 20 janvier 1933, Louis intègre l’équipe des rédacteurs de l’Humanité, son champ d’écriture s’élargit, il devient la même année secrétaire de la revue « commune ». Il prend alors avec les surréalistes la défense de Violette Mézières convaincue d’avoir assassiné son père au nom de l’amour de la beauté de la jeunesse et de la liberté des mœurs. Violette est graciée tandis que le tirage de l’Humanité double en huit jours. Il prend la défense de Trotski poursuivi par Staline car en URSS voit poindre le début apparent des purges politiques, Lili Brik l’amie russe de toujours avertit de l’arrestation de Boukharine et de Vital Primakov compagnons de route de Lénine. Lili prévient : « Aujourd’hui ce sont eux, demain ce sera vous, on vous fusillera… ». Aragon ne veut pas y croire ; comment il se peut que cette jeune république née pour abolir le servage et mettre l’homme au centre des préoccupations puisse éliminer ses plus ardents défenseurs. Primakov est exécuté, Paul Vaillant Couturier meurt, une année terrible dira Aragon. C’est après la guerre lors d’un voyage effectué après le complot des blouses blanches qu’il dira à Thorez « ils sont pire que les nazis ». Car la guerre menace, la montée en puissance de Hitler en Allemagne inquiète tous les états européens. Aragon, infatigable, rassemble dans un appel à l’union des français, Bernanos, Colette, Guéhenno, Malraux, Mauriac, Montherlant, Jules Romain. Dans la préface de « l’Espagne au cœur » de Pablo Neruda il témoigne pour « ce cri d’amour au peule d’Espagne » Il célèbre l’espoir de Malraux, « un livre fondamental de notre temps ». Il dénonce les accords de Madrid qui mettent fin à la guerre d’Espagne « La France vient de subir une dévaluation morale qui coûtera plus cher que les dévaluations monétaires ». Tandis qu’il rédige les « Cloches de Bâle » un roman dédié à Elsa, laquelle publie « Bonsoir Thérèse » son premier roman, il écrit dans ce soir de grands textes sur l’humanisme allemand. Il s’engage avec Maurice Thorez dans la nouvelle politique de la main tendue qui va conduire en 1936 au gouvernement du front populaire que dirigera Léon Blum. Elsa se souviendra de ce qu’était alors la vie d’Aragon. « Tu vivais comme un possédé, tu travaillais, tu militais, tu écrivais… Je te suivais de meeting en grève ».

CD1 N° 14 Le malheur d’aimer Enregistrement n° 5

LE RÉSISTANT DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE

La guerre éclate, comme la plus part des français, Aragon est mobilisé comme médecin auxiliaire, on le retrouve sur la plaine de Laon puis à Condé-sur-Escaut, on le voit en Belgique à la rencontre des troupes allemandes avant de rapatrier l’Angleterre aves ses hommes. Bien qu’extrêmement modeste sur ses faits de guerre, Aragon a toujours montré un grand courage ; il recevra la médaille militaire et la croix de guerre, toujours volontaire pour les missions périlleuses. De retour en France, en zone sud après la débâcle, Aragon écrit encore et toujours, les lilas et les roses et le crève-cœur qui sera publié au nez et à la barbe des Allemands.

Pour mes amis morts en mai
Et pour eux seuls désormais
Que mes rimes aient le charme
Qu’ont les larmes sur les armes

Aragon met sa force poétique à fonder une résistance encore embryonnaire qui s’organise peu à peu. C’est lui qui dès son retour dans Paris occupé coordonne l’action des intellectuels et qui avec Edouard Pignon, Daniel Casanova, Georges Politzer entre autre fondent en pleine clandestinité « Les lettres françaises ». « Tous ces appels à demi-mot qu’Aragon répand dans les revues littéraires et poétiques sont cousus de fil rouge pour la résistance et le durcissement ne sont pas au service de la France » dira Drieu la Rochelle, célèbre romancier passé dans le camp fasciste, Louis lui répond dans le poème « plus belle que les larmes ». Et puis vint le 22 octobre 1941, ou Pierre Pécheur ministre de l’Intérieur du gouvernement Pétain choisit 48 otages communistes pour éviter de laisser fusiller 50 bons français ; cela à la suite d’une action de résistance de 3 jeunes communistes contre le commandant des troupes d’occupation de Loire Atlantique. Parmi ceux-là, 16 prisonniers de Nantes, 5 au Mont Valérien et 27 internés au camp de château Briand Guy Moquet fait partie de cette liste et est fusillé à l’âge de 17 ans. Jacques Duclos ayant fait remettre à Aragon des documents relatifs à l’exécution ; l’idée vient à ce dernier de transmettre clandestinement son texte « Les martyrs » à travers tout le pays, aux intellectuels, artistes et écrivains en lutte contre le fascisme. Il dirigera dès 1943, l’organisation des intellectuels en zone sud, sa ligue politique est claire, l’union la plus large sans sectarisme repris dans le « journal des lettres françaises ». On y retrouve César, Matisse, Eluard, Jean-Paul Sartre et bien d’autres…

CD2 La rose et le réséda Enregistrement n° 6

Arrêtés une première fois puis libérés Elsa et Louis sont pourchassés partout par la gestapo ; les ordres sont « Arrêter immédiatement la juive Elsa Kagan dite Triolet ». Tous ces textes sont passés de machines à écrire à machines à écrire ; ces pages bouleversantes ont été lues sur radio Londres et radio Moscou, la presse les a publiés et ce dernier texte fera le tour du monde. Aragon aura vécu la guerre dans la plus grande clandestinité, tantôt coupé du monde ou en perpétuel voyage. Pourchassé jusqu’au bout par les Allemands, il se retrouve le 14 septembre 1944 à Lyon. Il est présenté au Général de Gaulle qui lui dit : « Ha ! Vous voilà vous ! »

Léo Ferré CD 2 L’affiche rouge Enregistrement n° 7

ARAGON ET LE RAJEUNISSEMENT DE LA RIME

Les poèmes d’Aragon ne font qu’un avec l’histoire de la France combattante : qui ne connaît la « Ballade de celui qui chanta le supplice », « La rose et le réséda ». Tous ses textes sont le fruit d’une longue méditation sur la poésie, d’un apprentissage des formes puisées dans l’histoire de la littérature française. Il écrira en 1965 qu’avec « Crève-cœur » le chant semblait s’être tu. Il affirme avoir beaucoup écrit pendant cette période, beaucoup déchiré, perdu. Il explique que la censure de l’occupant nazi et les collaborateurs pétainistes l’a conduit à retrouver les formes anciennes de la poésie française. Il s’interroge sans cesse sur la poésie française et son devenir, il revient aux poésies savantes du 11ème siècle pour retrouver la tradition orale ; la poésie dit-il est « ce souffle qui de mémoire en mémoire, de cœur en cœur va donner force et courage à tous ». Quand en 1943 Elsa menace de quitter le bouillant créateur, il écrira « Il n’y a pas d’amour heureux ». Il y décrit l’amour comme un amour absolu « inaccessible mais c’est notre amour à tous les deux ». La fin de la guerre achève la fin de l’interdiction de la libre pensée ; les ouvrages foisonnent, il publiera une liste noire d’écrivains collabo ; il fallait bien le faire, ils étaient tous devenus résistants. Il écrira les chroniques de la pluie et du beau temps, très mal accueillies chez les communistes qui n’y voient que littérature bourgeoise. Et puis Paul Claudel pro Hitler avant la guerre avant de changer de camp très vite disait de lui : « Aragon parle vraiment le français comme sa langue naturelle et l’oreille se prête avec délice à cet idiome enchanteur ».

CD3 N° 10 Les poètes Enregistrement n° 8

ÉPILOGUE : DE L’ACTION POÉTIQUE À LA VISION D’AVENIR

Comme démêles dans la vie d’Aragon l’enchevêtrement des fils qui seraient censés mener à la vérité ou au mensonge. Tout chez Aragon est écriture, un mentir vrai, expression par laquelle il définit son art romanesque. Aragon a toujours battu les cartes, brouillant les repères commodes que constituent la prose et les vers ; comme les cartes lui ont été brouillées par le mensonge entretenu dans sa jeunesse et son adolescence. Motivé par la découverte de nouveaux rythmes du surréalisme, contraint dans l’action de résistance de ne pas tout livrer comme pour se protéger de l’ennemi. Le roman « Les communistes » est à cet égard exemplaire. Aragon veut donner un corps, un visage à ses idées, tendu vers l’idéal et l’universalité de la pensée. Le succès de ce roman fut considérable. Dans « J’abats mon jeu », il expose les secrets de fabrication de son travail, sa conception nationale de la littérature résolument dirigée vers un objectif émancipateur porteur de beauté et de tolérance. Il se consacre aussi à l’histoire en travaillant avec André Maurois à la rédaction de deux ouvrages « Histoire parallèle de l’URSS et des USA », deux ans ont été nécessaires à ces ouvrages encyclopédiques. Et puis ses textes sont interprétés dans les années 60, Léo FERRE enregistre chez Barclay « Les chansons d’Aragon ». Georges BRASSENS, Catherine SAUVAGE, Monique MORELLI, Marc Ogéret, Jean FERRAT, Isabelle AUBREY ou Francesca SOLLEVILLE et beaucoup d’autres vont chanter la poésie d’Aragon et lui donner un immense succès. Quand il écrit « le fou d’Elsa » nous sommes en pleine guerre d’Algérie contre un peuple et une culture, il écrit alors sur les rythmes de l’Islam. Quand la déstalinisation se met en marche, Aragon applaudira des deux mains le livre de Garaudy « Les égarements ou crimes n’ont pas et peuvent pas trouver place naturelle dans le marxisme ». Il faut lire les lettres françaises en 64 pour comprendre la position d’Aragon dans son parti et face à l’URSS qui fut une lettre contre l’ouvriérisme et les dogmatismes. De 1965 à 1974, Aragon mène de front l’écriture romanesque et l’activité politique : Dans le récit de la mort de Gorki ; il fustige la description de la terreur stalinienne Dans le roman d’Hölderlin tout le drame que vit Louis Aragon s’exprime comme cela : « Nos gens ont pillé, massacré sans distinction, mes frères errent désespérés » Et puis le grand âge venant, Aragon voit disparaître les uns après les autres ses compagnons, Tristan, Tzara, Maurice Thorez, Nancy Cunard son premier amour puis Giacometti, Breton à qui il rend à tous hommage dans « Mémoire d’outre-tombe » Sa boulimie artistique et politique fait découvrir au monde de jeunes talents tels Godard ou Charles Louis La Salle comme il fait condamner l’entrée des troupes soviétiques à Prague « Il faut appeler un chat un chat » et parle du malheur de la Tchécoslovaquie envahie par les armées étrangères comme il condamnera l’interventionnisme des gouvernements Mollet er Mendes France qui poussèrent aux guerres coloniales en Algérie et au Vietnam « La guerre ne règle jamais rien ». Elsa et Louis ne se taisent jamais. Louis rend compte du livre d’Arthur London « L’aveu » ; Elsa de la liberté intellectuelle en URSS. Elsa se tait en 1970 après avoir écrit un de ses plus beaux romans « Le rossignol se tait à l’aube ». La douleur de Louis est alors immense et digne. Peu de gens connaissent la raison du voyage qu’il fit en URSS en restant une semaine dans le fauteuil face au bureau de Brejnev. Aucun dignitaire soviétique n’osa éconduire le vieil homme, en fait il venait régler ses comptes et réclamer la libération du cinéaste Serguei Paradjanov qui fut libérer à son retour. La valse des adieux s’accélère après Picasso Neruda part à son tour victime d’état au Chili.

CD 3 Pablo Neruda Enregistrement n° 9

Aragon réalise alors ses plus grands et illustres ouvrages, tels que les œuvres poétiques en quinze volumes, le paysan de Paris et les aventures de Télémaque La sœur d’Elsa Lili Briek part à son tour Louis dit alors : « J’attends de mourir comme un mauvais amant, toujours en retard à ses rendez-vous » La mort se présente le 24 décembre 1982 rue de Varenne à Paris « Vous me mettrez comme une étoile au fond d’un trou »

Jean Ferrat CD 3 Best of Enregistrement n° 15