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Les chroniques de JPM à La Chope

Anne-Frédérique Bourget, metteuse en scène

Publié le 22 mars 2021 à 15:46

Précaires et intermittents occupaient l’Odéon. Merci à eux ! Anne-Frédérique et moi occupions le comptoir de La Chope, toujours fermée depuis de longs mois. Merci Samir pour la clé ! « Le monde est en train se s’assécher. Une société sans spectacle perd de son humanité. Il est grave d’accepter de ne plus faire vivre ensemble une fiction. Je parle aussi de ce moment suspendu, juste avant les applaudissements, quand les spectateurs résistent ensemble pour la prolonger, cette fiction. Si ces instants n’existent plus, c’est la violence, l’égoïsme et la peur qui gagnent » me dit-elle en se servant un verre de rouge. Née en Creuse, après Khâgne et Hypokhâgne à Lyon, c’est dans la rue qu’elle aborde la mise en scène : « J’étais une intello, à fond sur les textes, la philo, la poésie. En découvrant la rue et les cracheurs de feu, j’ai voulu mettre en jeu les corps et les mots. » Son père était CPE en lycée à Limoges, sa mère faisait le catéchisme. « Je ne suis pas pratiquante, mais toutes les semaines, je jouais dans des églises avec mes parents. J’en ai gardé ce rapport au collectif, au rituel, ce truc très émouvant d’être dans un espace défini pour faire exister quelque chose plus grand que soi. Le spectacle est un moment d’humanité. » Elle m’emmenait avec clarté dans la richesse de son travail, ses recherches, ses interrogations, ses exigences. Intransigeante sur le fond et la forme, ne s’embarrassant pas d’études de marché pour s’atteler à une œuvre, Anne-Frédérique semblait vouloir grimper des montagnes au service de la société, faire don de son travail pour le bien commun, comme celui d’ouvrir sur le monde. « Je suis enseignante de théâtre. Devant l’angoisse des étudiants avec ce métier, je leur dis souvent : “Ne vous laissez pas écraser. Vous avez la main sur l’espace et le temps. Jouez des monstres, avec la puissance de votre colère, de votre désir, de votre joie. Vous avez aussi la main sur ce que vous voudrez laisser à votre mort. La seule chose sur laquelle vous n’avez pas la main, c’est la suite. Alors, soyons joyeux !” » Le verre à la main, elle me parlait de ses interventions en Ehpad, en milieu scolaire, en centres sociaux, de sa conviction que faire et voir du théâtre était fondamental. De son amour des mots aussi. De leurs sonorités, de leur saveurs, de leurs propos politiques : « Un spectacle n’est pas un meeting, mais un instant. Le public doit être très différent après être sorti de la salle. » Là encore, j’étais d’accord. Chaque sujet abordé me semblait être un résumé de ce qu’elle aurait pu développer avec plus d’âpreté. Mais… 3 500 signes... j’étais frustré. Fallait ranger les gaules. Mais elle eut le temps de me parler de sa prochaine création, Mon premier, c’est désir, adaptée de La Princesse de Clèves, qui sera à Avignon cet été. « Je parlais au monde, maintenant, je veux parler aux gens. Dans ce monde hyper dur, c’est le romanesque qui est moteur. Cela rend vivant. Le romanesque, c’est la liberté. Être vivant, c’est être intranquille. Enfant, j’écrivais à Dieu. Je lui disais que j’allais révolutionner le monde. À ma façon, la religion est la non acceptation de l’ordre du monde. Je refuse la tranquillité. » J’étais encore mille fois d’accord. J’aurais aimé parler spiritualité, engagement, arts, poésie… Mais… 3 500 signes. « Un dernier mot ? » que je lui dis. « N’ayons pas peur de jouir ensemble » qu’elle répondit. Nous avions la main sur l’instant. Sur la bouteille aussi. Alors, on l’a finie, joyeusement.