Théâtre

Bien trop loin des hommes et des astres

De l’ombre aux étoiles de Jonathan Châtel, au théâtre du Nord

par PAUL K’ROS
Publié le 18 février 2020 à 13:09

Un espace froid et nu délimité en fond de scène par deux parois concaves d’apparence métallisée séparées en leur milieu par un trou noir rectangulaire vertical ; deux chaises et un végétal d’aquarium éclairé, voila pour figurer la résidence d’Andreï, astrophysicien qui vit là reclus avec famille et collaborateurs.

L’auteur et metteur en scène de la pièce Jonathan Châtel nous indique qu’il s’agit d’un observatoire perché au sommet d’une montagne et qu’Andreï, exilé, y déchiffre le ciel indifférent et sourd à la révolution qui, en bas, bouleverse la société ; une révolution à laquelle son fils aîné, Alexandre, prend part aux côtés des insurgés jusqu’à y sacrifier sa vie.

Cela, nous l’apprendrons progressivement par la bouche vindicative et rebelle de Milana (Johanna Hess), compagne de cœur et de combat d’Alexandre, qui fait la navette entre le haut et le bas.

Lors de la première des trois séquences de la pièce, nous faisons la connaissance de trois personnages. Jonas (Francesco Italiano), collaborateur temporaire d’Andreï, sorte de rêveur dégingandé, bonnet enfoncé jusqu’aux oreilles et néanmoins la tête dans les nuages, secrètement attiré par Anja, femme de l’astrophysicien, tout en employant le plus clair de son temps à saupoudrer de poudre de perlimpinpin la plante d’aquarium comme on nourrit les poissons rouges dans leur bocal. Discourant avec aisance de tout et de rien, Jonas s’évanouira ensuite sans crier gare comme poussière d’étoile dans le trou noir cité plus haut.

Un astrophysicien perché

Anja (Mireille Roussel), visiblement paumée dans les sphères éthérées de son époux, n’oublie pas la comédienne qu’elle était, ni la mère qu’elle est toujours, d’Alexandre, dont on est sans nouvelles, et plus accessoirement d’Ezra, le second fils resté parmi eux. Ezra, le cadet en question (Adrien Rouyard), se morfond quant à lui dans ce huis clos des cimes, anxieux du sort de son aîné qu’il jalouse secrètement et fébrile de la composition musicale qui est sa passion et sa raison de vivre. L’interprétation de sa sonate mains nues, face au public, sur un clavier invisible constituera l’un des rares moments de grâce du spectacle, soulignant la plénitude de la musique face à la pauvreté et au son creux des mots en usage dans ce petit monde.

De l’ombre aux étoiles, au théâtre du Nord
Texte, mise en scène, scénographie et costumes : Jonathan Châtel.
© Marie Liebig

Andreï (Pierre Baux), le père, n’apparaît qu’à la deuxième séquence et l’on avouera que c’est bien ainsi tant il fait preuve d’emblée d’un insupportable égotisme, d’une suffisance cassante, méprisante, franchement détestable, genre premier de cordée vers les sommets de la gloire scientifique.

L’homme de science ne retrouvera qu’un fugace et tardif sentiment d’humanité à la toute fin de la pièce lorsqu’il sera définitivement acquis qu’Alexandre leur est à jamais perdu, et encore, ce sera pour conclure péremptoire que la mort n’existe pas. Alexandre, c’est un peu l’Arlésienne du drame, celui dont tout le monde parle et que l’on ne verra jamais, héros sans visage d’un combat dont on ne connaît ni les tenants ni les aboutissants, archétype du révolutionnaire bien trop abstrait pour nous passionner et nous émouvoir vraiment.

Auteur metteur en scène franco-norvégien dont la compagnie ELK est basée à Arras, Jonathan Châtel s’est fait connaître en 2012 par une superbe adaptation de Petit Eyolf d’Ibsen et la création très remarquée d’Andreas d’après Le Chemin de Damas d’August Strinberg.

Un projet ambitieux coupé du réel

S’inspirant cette fois d’expériences vécues lors d’un séjour en Inde, de propos rapportés par une amie tchétchène, de concours et lectures multiples et aussi du film Andrei Roublev, du réalisateur soviétique Andreï Tarkovski, dont on retrouve un écho dans le prologue de la pièce, Jonathan Châtel met en scène son propre texte De l’ombre aux étoiles, dans le but d’explorer les ressorts humains qui poussent à l’engagement total, politique, révolutionnaire, artistique ou scientifique et les contradictions que cela engendre…

Projet ambitieux qui aurait pu avoir une belle résonance aujourd’hui et dont nous attendions beaucoup, hélas l’auteur–metteur en scène rate doublement sa cible avec un texte sibyllin fait trop souvent de monologues discoureurs coupés du réel et par une direction d’acteurs étrangement statique, figée pour dire l’engagement des hommes, le bouillonnement de la société et l’incessant mouvement des étoiles.