© Simon Gosselin
Théâtre du Nord

Christophe Rauck tire sa révérence en beauté

par PAUL K’ROS
Publié le 29 mars 2021 à 11:30

Imaginez que vous êtes bien installé dans la salle du théâtre du Nord, regardant la dernière création de Christophe Rauck, Dissection d’une chute de neige. Je sais, c’est interdit. Les théâtres restent dramatiquement fermés tout en étant depuis quelque temps fort heureusement très occupés. Imaginez quand même que 2 h 10 durant vous allez être confronté aux choix de vie d’une femme-roi, Christine de Suède, gratifiée nous dit-on d’un physique ingrat, ayant effacé en elle toute féminité, dotée d’une vive intelligence et d’une grande culture au point de vouloir faire de Stockholm la nouvelle Athènes, y invitant les plus grands penseurs et philosophes de son temps tel Descartes puis abdiquant après dix ans de règne pour courir l’Europe, libre d’attaches et de mœurs, et mourir à Rome. C’est cette histoire transfigurée par la romancière suédoise Sara Stridsberg qui nous est ici contée. De prime abord, le temps de prendre place dans la salle, un rang sur deux, un siège sur trois, l’espace scénique semble encombré d’un immense miroir convexe renvoyant aux spectateurs leur propre image puis, après un temps de noir absolu, il apparaît vite que le miroir en question n’est autre qu’une sorte de long couloir-cage de verre. Ce promenoir enneigé servira d’exutoire au feu croisé des directives, commandements, pensées et sentiments des protagonistes et à l’étalage des contradictions sur le pouvoir, la domination, l’amour, la féminité, le genre, les sens nous renvoyant ainsi à nos propres questionnements cependant qu’un cercle de lumière ouvert en avant-scène offrira par intermittence un espace propice aux controverses visant une plus grande liberté.

La femme-roi abat ses cartes

Marie-Sophie Ferdane, toute de pâleur longiligne, un rien androgyne, nous surprend de ses mille facettes de femme-roi, tantôt fugacement enfantine, tantôt autoritaire, cassante, cruelle jusqu’au sang, tantôt chasseresse fougueuse à l’assaut de sa dame de compagnie-amante pour un orgasme au pistolet, tantôt encore virevoltante comme enivrée des joutes de l’esprit avec le philosophe. Toujours autoritaire cependant et soucieuse de conserver ses privilèges royaux, « la reine s’en sortira toujours… » même après avoir abdiqué. Quelle performance ! Les autres personnages gravitent autour d’elle et n’en pensent pas moins, à commencer par son défunt père Gustave II tué sur le champ de bataille dont les apparitions un rien shakespeariennes (Thierry Bosc, truculent de rusticité nordique moyenâgeuse) donnent à la pièce son singulier ancrage en ce pays lointain de chasseurs d’ours battu par la froidure, les vents et les marées. La mère Maria Eleonora (Murielle Colvez) en partance perpétuelle, éloignée de sa fille pour cause de néfaste influence, évincée des cercles du pouvoir, pour des raisons de pouvoir justement, trimballe sa valise à roulettes et ses souvenirs avec élégance et une certaine grandeur. Le pouvoir personnifié ici par un seul personnage en costume anthracite (Christophe Grégoire, froidement calculateur comme un actionnaire de fonds de pension ou un PDG de multinationale) tire les ficelles dans l’ombre, veille au grain et à la perpétuation de l’ordre établi. En contrepoint, l’amante surnommée Belle (Carine Goron, légère et douce comme un flocon de neige) imprime une insouciance aimante bienveillante qui sera vite réprimée pour raison d’État. Descartes, le philosophe (Habib Dembélé, habile discoureur et fin dissecteur des consciences en blouse blanche de clinicien des âmes), ne fera toutefois pas long feu en ces froides contrées victime d’une congestion pulmonaire deux mois après son arrivée. Quant à Love, l’ami d’enfance et cousin germain, amoureux avec arrière-pensées (Emmanuel Noblet, prétendant empressé et maniéré sanglé dans un costume pétant bleu pétrole) il aura la chance, mais ne le sait pas encore, de succéder sur le trône à celle qui repousse ses avances. L’écriture ciselée de Sara Stridsberg tranche dans le vif des idées et vous interpelle de bout en bout. Après sept années à la direction du théâtre du Nord, Christophe Rauck tire sa révérence avec une de ses plus belles réalisations. Souhaitons que le public puisse en bénéficier très rapidement.

Dissection d’une chute de neige de Sara Stridsberg, mise en scène Christophe Rauck, création au théâtre du Nord le 16 mars 2021 (représentations professionnelles). Une captation du spectacle réalisée par France culture sera diffusée dimanche 25 avril à 20 h dans l’émission Fictions/Théâtre et Cie.