En portant à la scène le Dom Juan créé par Molière en 1665, voilà quatre siècles de cela, David Bobée, pour sa première création au théâtre du Nord qu’il dirige depuis deux ans, n’avait pas fait mystère de ses intentions d’en donner une lecture politique très actuelle, ravalant le mythe du personnage et battant en brèche les dominations et violences de toutes natures toujours à l’œuvre dans nos sociétés. Loin de l’image du séducteur romanesque et frivole, du libre penseur audacieux que l’on pourrait en avoir, Dom Juan est ici mis à nu tel un prédateur cynique et froid, violentant sans distinction tous ceux qui l’entourent ou l’approchent. Radouan Leflahi que l’on avait vu flamboyant, vaurien céleste, dans le rôle-titre de Peer Gynt, apparaît ici distant en Dom Juan sombrement calculateur, sanglé dans un pourpoint noir de bonne coupe distinctif de sa classe et de son pouvoir, mais le plus souvent en débardeur ce qui, avec son visage glabre, mâchoire puissante, sourire carnassier et cheveux courts lissés gominés avec soin, lui donne des airs et une dégaine de caïd incontrôlable.
Instrument lucide de son autodestruction, il finira par se pétrifier à l’instar des monumentales statues déboulonnées (dieux, héros ou tyrans anciens) qui jonchent et encombrent l’entièreté de l’espace scénique - et une part de notre imaginaire - de leur saisissante présence (réalisation des ateliers du théâtre du Nord). En contrepoint, Sganarelle, son serviteur, lui dispute la vedette, malicieusement porté par le jeune comédien Shade Hardy Garvey Moungondo (originaire de Madingou au Congo). Ce dernier, longiligne et félin dans un seyant ensemble tirant sur le satin beige (costumes Alexandra Charles), fait preuve d’une vélocité et d’une volubilité à géométrie variable alliant rouerie, indignation réelle ou simulée, vraie ou fausse naïveté, qui font mouche auprès du public.
Violence et mépris de classe
Deux scènes se singularisent, telles deux stations, dans le cours tumultueux et par ailleurs ininterrompu de la pièce, la scène dite du « pauvre » et celle de « Monsieur Dimanche » ; toutes deux jettent une lumière crue sur l’implacable esprit et mépris de classe et de caste que nourrit Dom Juan ; les deux personnages ainsi maltraités par lui sont servis avec justesse et grand art par Grégori Miège. La domination patriarcale et sexiste est évidemment dénoncée ou déjouée de différentes manières ; que ce soit par l’intervention d’Elvire, l’épouse bafouée (Nadège Cathelineau, lionne révoltée), par celle d’attribuer le rôle de Dom Louis non au père de Dom Juan mais à la mère (Catherine Dewitt, digne au verbe cinglant) ou celui de Dom Carlos, frère d’Elvire, ici fièrement campé par la comédienne Nine d’Urso. L’acteur congolais Orlande Zola (Guzman, Dom Alonse) et le couple de danseurs-comédiens d’origine chinoise XiaoYi Liu et Jin Xuan Mao, baroques paysans d’un bord de mer exotique (Charlotte, Mathurine et Pierrot) complètent cette universalisante et très originale distribution. Scéniquement très réussi avec un beau travail sur les lumières (Stéphane Babi Aubert) et l’environnement sonore (musique et son Jean-Noël Françoise), ce spectacle souffre parfois d’une diction difficilement audible pour les oreilles vieillissantes ou éloignées de la scène ce qui, ajouté à un enchaînement accéléré des séquences, peut rendre à certains moments le propos un peu confus. Ce sera là notre seul petit bémol.
Quand le théâtre fait un tabac !
Ce Molière de David Bobée procure au grand auteur français quadricentenaire une vitalité toute contemporaine et fait un tabac ; toutes les représentations au théâtre du Nord se jouent à guichet fermé jusqu’au 29 janvier. Les spectateurs de la région auront toutefois l’occasion de retrouver toute cette belle équipe à Douai en février et Valenciennes en avril. Dans le monologue d’entrée de Sganarelle, David Bobée a eu la judicieuse idée de remplacer le mot « tabac » par celui de « théâtre » faisant ainsi d’entrée de jeu l’éloge de ce théâtre vivant qui « réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore (il) instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme ». Bien vu !