Théâtre

Grandes mesures et petits arrangements

Publié le 5 avril 2019 à 11:01 Mise à jour le 10 avril 2019

Après nous avoir fait découvrir des auteurs anglo- saxons portant un regard aigu sur le monde actuel comme Duncan Macmillan (Séisme) ou Nick Payne (Constellation) pour ne citer que ces derniers, Arnaud Anckaert s’attaque à l‘une des plus curieuses pièces de Shakespeare « mesure pour mesure ».

Le titre même de la pièce, d’origine biblique, est à rapprocher d’un passage de l’Évangile selon Saint Matthieu : « ne jugez point afin que vous ne soyez jugés. Car selon que vous aurez jugé on vous jugera, et de la même mesure dont vous avez mesuré on vous mesurera. » Voilà qui éclaire quelque peu notre lanterne mais ça reste à voir... Shakespeare situe l’action à Vienne. Le Duc régnant Vicentio désireux de rétablir l’ordre moral dans son duché sans y mêler son nom décide, prétextant un voyage lointain, de confier le pouvoir et le sale boulot à Angelo lieutenant-gouverneur réputé pour son rigorisme intransigeant. Sitôt dit, sitôt fait notre Duc enfile un habit de moine et ainsi camouflé file à l’anglaise dans la campagne proche, histoire de garder malgré tout, un œil et la main sur ce qui va se passer.

Nous sommes tous fragiles

Fort de son pouvoir flambant neuf Angelo fait boucler et raser, illico presto, tous les bordels de la ville privant de leur gagne- pain une ribambelle de maquerelles et maquereaux et portant un rude coup à une économie parallèle jusque-là florissante ; dans le même esprit il pousse le zèle vertueux jusqu’à condamner à mort un jeune gentilhomme Claudio coupable de fornication avant mariage. La sœur du condamné, Isabelle, postulante dans un couvent, vient plaider la clémence pour son frère. La première entrevue en présence d’un tiers, Lucio prince noceur et gouailleur, tient de la joute verbale, controverse de haute volée sur la faute, la sentence et la clémence et bien que (ou plus certainement parce que) la jeune femme, présentée sous ses habits de nonne, soit vouée à la chasteté, elle fait naître chez Angelo un trouble inédit qui relève du désir ardent. Le lendemain, lors d’une nouvelle rencontre en tête à tête, le puritain gouverneur propose à la nonnette de lui abandonner les « trésors de son corps » en échange de la vie sauve pour son frère. « Nous sommes tous fragiles » dira-t-il en guise d’explication.

Il faut évidemment aller voir la pièce pour connaître les rebondissements qui suivront et prendre toute la mesure du propos de Shakespeare et d’une langue à nulle autre pareille qui charrie aussi bien les mots crus, gouailleurs et colorés des bas-fonds de la société (noceurs, maquereaux, bourreaux, assassins) que ceux subtilement dissimulateurs de la rhétorique des sphères dirigeantes ou ceux plus éthérés en apparence du radicalisme religieux.

La scène elle-même est ici, dans la scénographie d’Arnaud Anckaert, divisée en deux avec un plan supérieur habilement découpé entre ombre et lumière, remarquablement utilisé au début et regrettablement délaissé par la suite à la presque seule présence silencieuse du condamné à mort. L’espace inférieur devient le lieu essentiel de toutes les confrontations et manigances. La deuxième entrevue entre Isabelle (Chloé André d’une blancheur diaphane, yeux souvent clos, verbe enflammé presque spasmodique) et Angelo (Maxime Guyon inquisiteur méthodique au raisonnement aussi strict que son costume anthracite puis soudain submergé d’une passion froide de prédateur) est sans doute la scène la plus réussie.

Pierre–François Doireau campe avec un bel abattage un Lucio électron libre critique, gouailleur autant que jouisseur. David Scattolin, maquereau volubile halluciné, toujours prêt à vendre son sort au plus offrant endosse sans sourciller la tâche de bourreau défaillant.

Fabrice Gaillard parfait dans son costume de Duc, plus affairiste qu’aux affaires, apparaît plus emprunté sous sa robe de bure mais on sait depuis belle lurette que l’habit ne fait pas le moine ; ce qui ne l’empêche pas de tirer les ficelles dans l’ombre en l’attente d’en tirer profit. Arnaud Anckaert le laisse toutefois seul en scène à la fin, bien qu’il ait usé de son pouvoir discrétionnaire avec mansuétude et au passage proposé le mariage à la religieuse juvénile.

Claudio sauvera sa tête par subterfuge, celle d’un malandrin faisant l’affaire ; Angelo gardera la sienne et son statut par fait du prince. Les rigueurs de la mesure n’atteignent que les plus faibles, c’est bien connu... Quand au talent d’Arnaud Anckaert il se mesure surtout dans les duos et face à face, c’est son point fort.

• Cette mise en scène par Arnaud Anckaert de la pièce mesure pour mesure de Shakespeare créée au Tandem à Arras, vue à la Comédie de Béthune, sera présentée au Bateau-Feu à Dunkerque les 25 et 26 avril, à la Barcarolle à Arques le 21 mai, au château d’Hardelot les 23 & 24 mai prochains. www.theatreduprisme.com