CRAMÉ, D’ANTOINE DOMINGOS AU ZEPPELIN

Jeu de rôle pour conjurer une déprimante affaire

par PAUL K’ROS
Publié le 25 octobre 2019 à 17:29

Ils sont déjà là, dans une semi-pénombre, lorsque les spectateurs intrigués s’engouffrent dans la salle et se serrent sur les banquettes puis les marches des gradins de la salle de spectacle du Zeppelin. C’est fou ce qu’il y a de monde visiblement attiré par la rumeur et les lueurs des deux premières représentations qui ont fait le plein.

Ils sont déjà là. Un. Puis deux. Puis trois. Cagoules rouges sur la tête, jerricans également rouges sur la table ou à la main. Eux aussi avaient fait le plein, mais d’essence, pour cramer, on l’apprendra vite, une boîte de nuit et pas n’importe laquelle, puisque c’est la leur.

Comme un trio de desperados

Ils sont trois frères, comme un trio de desperados de la fin de la nuit, fatigués, un peu balourds de prime abord et même tristement comiques affublés de leurs cagoules aussi rutilantes dans l’angoisse du matin blême que le nez du clown au milieu de la figure. De gauche à droite, Clément Soyeux (Vince), Théo Borne (Léo), Antoine Domingos (Max). DR. Le premier, Max (Antoine Domingos), est assis, massif, de trois quarts face au public sur une chaise de cuisine, une main tapotant la petite table en formica à deux battants rabattables, seuls ornements de l’espace scénique avec trois tasses à café à haut col.

Le second, Léo (Théo Borne), le plus jeune à l’évidence, paumé, ne sachant que faire de ce jerrican restant à moitié vide, preuve involontaire du criminel incendie qu’il a imprudemment ramenée par souci d’économie dans leur planque triste à pleurer, puis gigotant des genoux, saisi d’une incoercible danse de Saint-Guy. Le troisième, Vince pour Vincent (Clément Soyeux), furtivement sorti de l’ombre, vif, anguleux comme une lame de couteau, ne tenant pas en place, impulsif et fort en gueule, pour mieux masquer ses failles sans doute.

Dit ainsi, cela pourrait sembler simple comme un coup de poker. Arnaque à l’assurance immobilière de trois pieds nickelés, ni vu ni connu j’t’embrouille. Sauf que l’on a affaire ici à des Méditerranéens bons teints, genre approximativement portugais vu leur appétence à la morue salée et aux cochonnailles, leurs références appuyées à la famille, à la religion catholique et à l’honneur mâle. Sauf aussi qu’à la folle griserie du noctambule coup monté succède la froide heure des comptes au cours de laquelle chacun tente de se trouver des excuses, des raisons ou un secours en se raccrochant au passé familial qui ainsi refait surface.

Cramé. Pièce écrite et mise en scène par Antoine Domingos, compagnie l’Impatiente, coproduction Le Zeppelin à Saint-André-lez-Lille.

Un canevas noir

Max, le plus solide en apparence, évoque la maltraitance paternelle étouffée par la musique de Vivaldi à pleins tubes. Léo se réfugie dans les parfums d’enfance de ses dix ans et les cordes à linge d’une mère belle comme le soleil du jour. Vince, quant à lui, est transfiguré par l’amour et la promesse d’un enfant de la voisine de palier, Sonia, vite embauchée comme strip teaseuse « Chez Laura ». Mais le bar est désormais en cendres et encore on ne vous dit pas tout... La pièce d’Antoine Domingos est un canevas noir où le réel et l’imaginaire des protagonistes mêlent leurs eaux troublées. L’ histoire avance de façon sinueuse en empruntant des tours et détours nombreux comme les méandres d’une rivière paresseuse.

L’ écriture singulièrement riche amène chaque personnage à tenir son rôle, ce qui va de soi, mais aussi à endosser la personnalité supposée et la fonction de personnes qui ont plus ou moins affaire avec l’intrigue, un flic, un commissaire de police, un marlou déguisé en inspecteur du travail, ou l’inverse, et la belle Sonia qui fait fantasmer ce petit monde de la nuit, notamment Max. Nos trois incendiaires d’occasion se montent le bourrichon et s’enflamment en réécrivant leur histoire, en se racontant des histoires aussi et en tentant en vain un retour en arrière. Ç’en devient un jeu de rôle aussi subtil que le choix, en suspens, entre deux portions inégales de pizza au chorizo. Tout se mêle et s’emmêle. Ça rassure, et pourtant le pire est encore à venir.

Rêveries à rebours

Le dépouillement de la scénographie aiguise l’imaginaire. La simple apparition d’une fenêtre éclairée sur rue et l’on entend presque le ronronnement de la voiture de police faisant sa ronde. Un halo de lumière et Léo alangui peut se donner des airs et emprunter les mots de Sonia.

Nos trois comparses se la jouent belle et nous embarquent dans leurs rêveries à rebours sous la cendre froide du quotidien. Antoine Domingos, associé depuis plusieurs saisons au travail de Pierre Foviau, directeur du Zeppelin, se révèle avec cette première création comme un auteur de théâtre à l’écriture subtile, riche en surprises et rebondissements et un meneur de jeu créatif dont on n’a pas fini de parler.