Mahjoub Ben Bella

La générosité de la peinture

Par Gérald DUROZOI*

Publié le 19 juin 2020 à 17:48

Notre première rencontre date de l’hiver 1976-1977 ou des premiers mois de 1977 : sympathie immédiatement partagée et, de mon côté, certitude d’avoir affaire, en raison non seulement de ses travaux de l’époque, mais d’abord de la détermination qui l’habitait pour peindre mieux et davantage, à un artiste qui deviendrait important. Mahjoub Ben Bella devint ainsi un de mes amis - et je ne peux que redire après d’autres son hospitalité, sa générosité, son sens de la fête, le plaisir des repas partagés autant que la négligence élégante avec laquelle il nouait ses foulards - à quoi il faut ajouter, pour compléter le portrait, les confidences sur son arrivée à Tourcoing et l’impression que le trottoir sur lequel il marchait « repoussait » le nouvel immigré, les années de pauvreté (que d’aucuns appellent la bohème...) endurées pour réaliser son envie de devenir peintre, ses rires, ses colères contre tous les intégrismes, les discussions dans l’atelier en préparant une préface ou un catalogue, ce qu’il y avait de satisfaction et d’incertitude (« Tu vois, là, j’ai voulu... Tu crois que ça peut aller ? ») dans l’examen de nouvelles œuvres - et tant d’autres choses indicibles. Cet ami est devenu, au fil des ans, un peintre authentique, et des plus notables. Il me semble depuis longtemps que c’est moins l’artiste qui fait son œuvre que l’œuvre qui « fait », ou confirme à travers toute une trajectoire, l’artiste. Est artiste qui choisit d’œuvrer d’une certaine manière à l’aveuglette, pariant que son travail finira par modifier ce que peut être la conception de l’art - de la peinture - parce qu’il aura pu y introduire ce qui y manquait. Au long des années soixante-dix, Ben Bella ne « savait » pas où l’entraînerait la peinture, ce qu’il pouvait cependant « savoir », c’est qu’il l’avait choisie comme façon d’être et de définir son propre espace. Sa manière de mêler une écriture déréglée jusqu’à l’illisible et un chromatisme qui renvoie à une tradition picturale européenne, de faire jouer ensemble, si l’on veut, l’Orient et l’Occident, marque déjà sa singularité. Il fera inlassablement varier ses supports (petit talisman, toile de grand format, papiers, débris de cageot, etc. jusqu’aux pavés du Paris-Roubaix - cette dernière opération ne constituant nullement à ses yeux un coup de pub’, mais plutôt l’occasion de mettre une œuvre à la portée de spectateurs trop souvent privés de relation avec l’art), et ses façons d’occuper la surface - signes anarchiquement déposés en all-over, ou organisés en registres superposés, disposés en masse compacte ou en voiles transparents, éventuellement susceptibles de faire allusion à des éléments architecturaux ou à des toiles « classiques » (Delacroix, Goya, Picasso) : autant de façons de baliser et d’arpenter le domaine pictural qu’il fait sien. À travers le chromatisme se devine parfois son humeur, puisque peindre se nourrit aussi de ce que l’on vit : la part, très discrète, d’autobiographie, avec ses moments d’exaltation heureuse et ses périodes d’abattement, n’est pas explicitée sur un mode pathétique, elle est au contraire filtrée par l’élaboration picturale - et c’est ce qui la rend, dès que l’on y est sensible, très précieuse. Pour aborder cette peinture, on peut réactiver des métaphores usées : on dit qu’une toile « respire » - mais n’est-ce pas aussi parce qu’elle permet de mieux respirer ? On évoque le traitement de l’espace : s’il est « à traiter », c’est parce qu’il apparaît d’abord informe et sans qualité, en quelque sorte inhabitable. Qu’est-ce que peindre ? Peut-être le constituer humainement pour que la pensée s’y retrouve (non, Mahjoub n’aurait pas dit cela, car il ne théorisait guère sa démarche, soucieux de faire et non de dire - mais j’ose l’écrire à sa place).C’est d’abord la pensée de l’artiste lui- même qui se découvre d’une toile à la sui- vante. Ce peut être aussi la pensée des amateurs de son travail, et, plus largement, celle de quiconque. Il y a dans cette peinture une générosité radicale, constitutive : la promesse d’une communauté possible de regards offerte à qui accepte d’en faire l’expérience et d’en éprouver (dans son corps et dans sa pensée) les effets ou échos, qui permettent de découvrir d’autres aspects de ce qui nous entoure. La peinture expose une occupation diversifiée de l’espace qui modifie la vision ; accueillir cet espace transformé, c’est le faire sien, mais aussi le partager avec d’autres. Un tel partage affirme plus qu’une simple complicité : l’appartenance à l’humanité commune. La peinture de Mahjoub Ben Bella nous convoque à une telle expérience : sa générosité résonne avec celle de son auteur, et une certaine « morale » y transparaît à travers l’« esthétique ». Une morale qui ne donne pas de leçons, mais qui invite le regardeur à se mettre à son niveau, à gagner autant en liberté qu’en dignité. C’est la peinture dont nous avons besoin, et dont nous aurons durablement besoin.

*Critique d’art contemporain et de littérature.