Têtes rondes et têtes pointues d’après la pièce de Brecht par le Théâtre de l’Aventure

La Grande embrouille afin… que ce qui est demeure

par PAUL K’ROS
Publié le 5 mars 2021 à 15:58

À première vue le plateau du Théâtre de la verrière se donne comme un air de salle des pendus d’un carreau de mines avec son alignement de cordages et poulies de part et d’autre de la scène. Sauf que ce ne sont pas les vêtements de mineurs qui sont accrochés aux cintres pendant la douche mais des accessoires de théâtre lesquels mis en œuvre alternativement doivent permettre à l’imagination du spectateur de se transporter d’un lieu et d’un temps à un autre. Et puis il y a la présence aussi insolite qu’évolutive au sein de l’espace scénique d’un DJ rap hip-hop (Fred LAM) et de sa console sur roulettes productrice d’environnement sonore. Le Théâtre de l’Aventure propose une relecture de la pièce Têtes rondes, têtes pointues de Bertolt Brecht, une libre adaptation un peu déjantée du metteur en scène Pierre Boudeulle pour chœur à quatre voix, dialogues radiophoniques scratchés et jeu à roulettes déglingué. Annie Follet y campe un vice-roi d’opérette certes dépassé par la chute des cours du blé, le vide abyssal des caisses du royaume et la révolte très alarmante des paysans pauvres mais prêt à faire feu de toutes manipulations pourvu « que ce qui est demeure ». Azedinne Benamara (Iberin), allure altière et voix de stentor, dictateur en devenir, sera le penseur et l’exécuteur du grand dévoiement des idées et de la division populaire au profit de la caste des plus riches. Jacob Vouters (Callas) ne laisse pas sa place à un autre en métayer roublard et naïf à la fois, fort en gueule finalement roulé dans la farine qu’il n’arrive plus à vendre à son juste prix et floué par les manipulations citées plus haut.

Têtes rondes et têtes pointues d’après la pièce de Brecht par le Théâtre de l’Aventure.
© Christian Mathieu

Quant à Julie Marichal (Nanna), elle tire avec beaucoup de finesse son épingle du jeu que ce soit en fille prostituée pour les besoins de la subsistance familiale et de la vie comme elle va que ce soit dans les autres rôles (milicien vociférant, juge décati ou bonne sœur borderline) qu’elle enfilera avec célérité à l’instar de ses trois complices de scène. La fable est menée avec changements à vue en accéléré au détriment parfois des subtilités dialectiques exprimées par l’auteur et de la compréhension immédiate de tous les tenants et aboutissants de cette affaire d’État dont les résonances piquantes actuelles méritent que l’on en restitue brièvement une vue d’ensemble. Lorsqu’il écrit la pièce en 1933, Brecht est en exil. Ses œuvres sont interdites et brûlées en Allemagne où Hitler vient d’être nommé chancelier du Reich par Hindenburg. L’œuvre directement inspirée de cette période est d’une incisive acuité parce que, derrière les apparences, elle révèle au grand jour les ressorts secrets de la marche des affaires du monde. Rien ne va plus au pays de Yahoo ; la surproduction de blé a mis l’État sur la paille. Les métayers, étranglés par le coût des loyers et du fermage que leur imposent les cinq grands fermiers possesseurs des terres, se révoltent et s’organisent au sein de la Faucille en vue d’abolir le fermage. Les cinq riches propriétaires paniquent et refusent de mettre la main à la poche pour renflouer l’État tant que celui-ci n’aura pas maté la rébellion.

Lutte des races plutôt que lutte des classes

Le vice-roi confie alors les rênes du pouvoir à Angelo Iberin, aventurier beau parleur, apprenti dictateur, instigateur d’une solution redoutablement efficace : substituer la lutte des races à la lutte des classes. Il se trouve que le pays est habité par les Tchouques à tête ronde et les Tchiches à tête pointue qui, jusque-là, n’avaient pas trouvé dans leurs singularités respectives matière à conflit majeur. Par une manipulation politique du plus bel effet, Iberin va convaincre les premiers qu’ils sont bien plus ici chez eux que les seconds, lesquels deviennent aux yeux des premiers la cause de tous les malheurs. La colère populaire contre les riches accapareurs est ainsi détournée vers de pauvres bougres que leur différence transforme en boucs émissaires, ennemis de l’intérieur. Du coup la Faucille se fissure, ses partisans se divisent et perdent le combat ; tout rentre dans l’ordre. Les métayers et paysans pauvres qu’ils soient Tchouques ou Tchiches se retrouvent « dindons de la farce ». Les cinq fermiers et les détenteurs du pouvoir politique, une fois la grande frousse passée, présentent de nouveau un même front (quelle que soit la forme de leur tête) pour assurer leurs privilèges et concoctent déjà (au cas où !) une guerre contre les têtes carrées d’un pays voisin. Ça peut toujours être utile... Toute ressemblance, même lointaine, avec certains discours et faits d’actualité ne serait pas dénuée de fondement.

Têtes rondes & têtes pointues d’après Bertolt Brecht, mise scène Pierre Boudeulle, création du Théâtre de l’Aventure, présenté sur la scène du Théâtre de la verrière à Lille. Belle occasion de saluer le travail théâtral d’éducation populaire mené depuis longtemps par le Théâtre de l’Aventure créé par Jean-Marie Boudeulle. Plus d’infos : theatre-aventure.fr.

(Photo : © Christian Mathieu)