La réponse des hommes :

Le grand spectacle de nos contradictions

par PAUL K’ROS
Publié le 24 décembre 2020 à 11:48

Le Caravage ça vous dit certainement quelque chose, peintre de la renaissance italienne, révolutionnaire dans son art, aventurier dans sa vie. Un nom et une œuvre célèbres qui n’ont pas échappé à la sagacité de Tiphaine Raffier, laquelle s’est inspirée d’une toile monumentale du peintre, Les sept œuvres de miséricorde, pour l’écriture et la mise en scène de sa dernière pièce : La réponse des hommes. Le défi imposé au peintre n’était pas mince d’illustrer en un unique tableau les actes énoncés dans l’Évangile de Matthieu : donner à manger aux affamés, à boire à ceux qui ont soif, offrir l’hospitalité aux étrangers, vêtir ceux qui sont nus, soigner les malades, visiter les prisonniers, donner une sépulture aux morts ; Caravage s’y est employé avec génie faisant jouer plusieurs rôles à un même personnage saisi sur le vif et donnant figures très humaines à ces postures allégoriques. C’est peu dire que l’œuvre est une prouesse de complexité. La complexité n’est pas pour déplaire à Tiphaine Raffier qui en fait même une marque de fabrique avec un savant et curieux mélange de spiritualité, de savoir scientifique, d’étrangeté et de réalité crue laissant parfois le spectateur face à un gouffre de perplexité, état propice à toutes les interrogations dans l’urgence. S’interrogeant sur comment être juste, comment faire le bien Thiphaine Raffier enchaîne à rythme accéléré les histoires et les situations, plus prosaïquement dramatiques les unes que les autres, portant un vif éclairage sur nos dilemmes, mettant à nu les contradictions qui nous agitent et les incohérences qui trop souvent nous habitent. Avouons-le tout net, on est un peu perdu au début. L’écriture très elliptique, volontairement allusive de l’autrice y étant sans doute pour beaucoup. Il faut dire aussi que tout ce qu’elle écrit est pensé pour la scène, et ne prend vraiment sens que dans le long cours de la représentation scénique.

Un sentiment d’alerte permanent

Tiphaine Raffier se fait complice sensible du mystère de nos vies et donne à voir un grand spectacle de nos contradictions, de nos inquiétudes, de nos travers secrets, de nos perversités parfois. Et puis tout se mêle et s’emmêle avec un sentiment d’état d’alerte permanent On débute fascinés par le regard égaré d’une mère (Édith Mérieau), sorte de vierge christique en grande peine de reconnaître son enfant nouvellement né pour finir ou presque avec la gourmandise intellectuelle est sensuelle d’un musicologue (Sharif Andoura), conférencier de haute volée surfant avec brio sur le fil du rasoir des émotions engendrées par la musique et néanmoins secrètement habité de pulsions moins avouables. Le constat d’ensemble est plutôt sombre, reflet d’une époque en manque de grands desseins collectifs. Tiphaine Raffier, autrice et metteure en scène de la nouvelle génération, a associé à son projet une superbe équipe de comédiennes et comédiens : Éric Challier, Teddy Chawa, Pep Guarrigues, François Godart, Camille Lucas, Judith Morisseau, Catherine Morlot, Adrien Rouyard en plus des deux déjà cités. Employant les multiples ressources de la direction d’acteurs, de l’art scénique et la géométrie variable du plateau, elle nous trimballe sans ménagement d’un salon familial survolté par une distribution/échange à qui perd gagne de cadeaux de Noël révélatrice de bien de non-dits et arrière-pensées à la lumière froide et crue d’une cellule de prison zébrée du seul dialogue sans concession du locataire obligé des lieux et de son visiteur bienveillant mais impuissant en passant (entre autres) par l’effervescence studieusement clinique d’une salle d’hôpital convoitée, faute de place et de moyens, par plusieurs services en quête d’espaces pour prodiguer leurs soins. Le tout est rondement mené trois heures durant avec changements à vue d’accessoires et d’ambiance et le subtil concours de l’ensemble vocal et musical Miroirs Étendus représenté ici par Guy-Loup Boisneau, Émile Carlioz, Clotilde Lacroix et Romain Louveau qui signe la composition originale. Que vive et rayonne ce travail d’artistes, nourriture si essentielle à nos facultés de penser, notre présence au monde et tisser les liens fragiles du vivre ensemble !

La réponse des hommes, texte et mise en scène Tiphaine Raffier créé au Théâtre du Nord le 16 décembre 2020 (co-réalisation La rose des Vents) en représentation privée par les oukases que l’on sait du public ordinaire à qui ce théâtre est destiné.

(Photo : © Simon Gosselin)