Avec cette nouvelle production de l’opéra Eugène Onéguine, c’est tout le génie universel de Pouchkine et de Tchaïkovski et la singularité du romantisme russe qui sont actuellement sublimés sur la scène de la Monnaie. C’est d’une beauté simple à pleurer et à ne pas manquer surtout en ce moment où d’aucuns voudraient que le langage des armes supplée et censure celui des arts, de la musique et de la poésie. Sous la conduite d’Alain Altinoglu, c’est tout un fleuve continu d’émotions, douloureuses ou simplement mélancoliques, que charrie l’orchestre symphonique de la Monnaie, cordes frémissantes ou fiévreuses, cors et bois au rendez-vous des heurs et malheurs des protagonistes. Un très beau travail orchestral qui vous plonge d’emblée dans l’univers lyrique de Pouchkine et qui ne vous quitte plus. Il est vrai aussi que la scénographie très épurée imaginée par Laurent Pelly avec la collaboration de Massimo Troncanetti permet au spectateur de focaliser toute son attention sur la musique, l’expression des sentiments tourmentés des personnages auxquels son imaginaire peut facilement s’identifier.
Scénographie épurée
Imaginez donc, posé et surélevé, sur la scène du théâtre, un vaste praticable rectangulaire, nu de tout ornement, pivotant sur lui-même et pouvant s’incliner à géométrie variable, sur lequel les protagonistes principaux pourront éprouver physiquement l’inconfort ou l’instabilité de leurs sentiments ; ajoutez à cela un ciel sombre juste éclairé d’une traînée nuageuse vaguement blanchâtre. Le tout s’assombrira encore lors du duel entre Onéguine et Lensky sur le plateau cette fois parfaitement horizontal et tranchant comme la lame d’une épée. L’occupation de l’espace ajustée au cordeau et une direction d’acteurs millimétrée ajoutent à ce spectacle une puissance dramatique qui vous percute au plus profond de vous-même. La fameuse scène de la lettre de Tatiana fait l’objet d’un traitement scénique original avec l’arrière du plateau soudainement dressé à la verticale enserrant et venant se fermer comme les pages d’un livre géant (ou pourquoi pas les ailes d’un papillon) sur l’héroïne, seule aux prises avec ses espérances éthérées.
Puissance dramatique
Cette scène est particulièrement réussie avec dans le rôle la soprano anglaise Sally Matthews ; en parfait contraire de Tatiana, la mezzo russe Lilly Jørstad imprime à Olga, la sœur, une juvénile vivacité, rayonnante expansive et insouciante qui ne passe pas inaperçue. Le baryton français Stéphane Degout s’empare du rôle d’Eugène Onéguine avec une virile et fougueuse assurance qui gomme un peu le côté désabusé du personnage ; quant au ténor ukrainien Bogdan Volkov, d’entrée de jeu un peu effacé sous les traits de Lensky, il convainc son monde dans l’air sublime - très applaudi par le public - qui lui est consacré avant le duel dont il ne reviendra pas. Cette histoire d’amours enfouis, de passions inabouties, de duel dans la brume des matins blêmes est intemporelle et voulue comme telle par le metteur en scène, sauf pour le dernier acte où l’on renoue avec les ors, les fastes et l’étiquette désuète du tsarisme finissant… Les chœurs de la Monnaie y déploient toutes les qualités collectives qu’on leur connaît.
Eugène Onéguine, scènes lyriques en trois actes, musique de Piotr Ilitch Tchaïkovski, d’après le roman en vers d’Alexandre Pouchkine ; nouvelle création au théâtre de la Monnaie à Bruxelles jusqu’au 14 février 2023 ; orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie sous la direction musicale d’Alain Altinoglu ; mise en scène Laurent Pelly. Infos et billetterie : lamonnaie.be.