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Les chroniques de JPM à La Chope

Rencontre avec Ratiba Mokri, artiste

Publié le 1er octobre 2021 à 14:41

À La Chope, je n’invite par principe que des gens bien. Je ne perds pas mon temps avec les autres. Si j’avais invité Ratiba, c’est que j’avais de fortes présomptions à avoir affaire à quelqu’un de bien. Née de parents kabyles à Lyon dans le quartier de la Duchère, (la dernière de dix enfants : « J’ai fermé la boutique » comme lui disait son père), puis à celui des Minguettes, elle y restera jusqu’à la Terminale. « Je galérais à l’école. Personne ne m’aidait. Et puis je militais beaucoup, organisais les grèves anti-Devaquet, je fréquentais les anars. » Comme une évidence, elle entre alors aux Beaux-Arts de Poitiers, puis Rouen. « J’avais appris la guitare sur un vieil instrument que mon père avait réparé, mais j’adorais dessiner. Aux Minguettes, je vivais beaucoup le racisme, on me traitait de “sale arabe” ou de “sale fromage” parce que j’avais la nationalité française. Je me battais beaucoup, je cognais. Je me suis alors entendue dire : “Arrête de cogner. C’est avec mon nom que je vais exister, en m’affirmant en tant que double culture, fille maghrébine vivant en France.” Mon premier spectacle solo, Petites histoires de Mokri, parlait de tout cela. » Après son diplôme, elle part à Rouen. Elle y rencontre une compagnie de théâtre. « J’avais été embauchée pour faire les décors. Durant les répétitions, j’ai eu envie de manipuler les objets. C’est ainsi que je suis montée sur scène la première fois. » Ratiba parlait posément, égrenant son parcours avec attention en buvant son panaché. Elle rajouta : « C’est à la mort de mon père que j’ai commencé à écrire. De lui vient ma sensibilité. » À son arrivée sur Lille en 2008, c’est au ZEM théâtre qu’elle y jouera son premier spectacle et créera ensuite sa compagnie « Ratibus ». Mais c’est Fabienne Lorin qui sera en quelque sorte sa « bonne fée » en lui proposant de peindre une fresque à Mazingarbe. « J’y serai résidente durant deux ans. » Mais Ratiba n’est pas qu’une artiste. Avec elle, l’engagement et la politique ne sont jamais loin. « Cela fait onze ans que j’habite le quartier de Fives et je l’ai vu changer. J’ai vu tous ces squats de mecs, bars, kebabs, salons de coiffure arriver. Je trouvais que les femmes existaient peu dans l’espace public. Soit je quittais ce quartier, soit je faisais quelque chose. » Elle ouvre alors « Chez Djouheur », un lieu ouvert pour les femmes qui viennent « s’y déposer, trouver leur part de rêve et en donner aux autres, y être tranquille, y parler librement, y exister pour ce qu’elles sont. J’y propose des ateliers d’écriture, de danse, de couture, des choses qui les mettent en valeurs et qu’elles ne pourraient pas faire ailleurs ». Ratiba me parlait d’un féminisme « local ». « Quand je suis arrivée à Fives, voir des femmes voilées m’agressait. J’ai fait la paix avec ça. » En tant qu’artiste, Ratiba propose avec le claveciniste David Boinnard le spectacle Euterpe C++. Commande de Valérie Klein, conservatrice du Musée de la lutherie à Mirecourt (Vosges), c’est un voyage dans la musique, allant de la plus classique à la musique contemporaine. Elle présentera également prochainement 2084, le monde des cheveux, un solo sur les cheveux, en tant que mode, parure de culture mais aussi de sexualité. Me parlant de ses projets, elle fit une pause et me dit, comme pour conclure : « Très très jeune, j’ai compris qu’il y a un endroit où on ne peut pas m’empêcher d’être libre, c’est dans ma tête. On ne peut pas me prendre ma liberté de penser. » J’aurais dû titrer : « Ratiba Mokri, artiste libre. » C’est suffisamment rare pour le noter.

Plus d’infos sur Facebook : @CieRatibus. Chez Djouheur : 83, rue Pierre-Legrand, Lille.